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J.M.G. LE CLÉZIO

Alma

For auld lang syne, my dear For auld lang syne We’ll take a cup of kindness yet For auld lang syne
Robert BURNS, 1786

En guise de prologue, les noms

Est-ce qu’ils forment une famille, un peuple ? Est-ce qu’ils sont réels ? Ils sont en moi depuis l’enfance, ils flottent et volettent autour de moi pareils à des papillons affolés, certains que je connais depuis que je comprends le langage, des noms jetés au hasard des conversations, par mon père, par mes tantes, par ma mère bien qu’elle fût étrangère à tout cela, d’autres trouvés au hasard des lectures, sur les pages intérieures du Mauricien Cernéen que mon père recevait chaque semaine et qu’il empilait sur une étagère, à côté de ses bouquins d’économie et de la collection de l’Encyclopaedia Britannica, d’autres encore volés sur les enveloppes des lettres, au verso des photos. L’origine des noms, c’est ce petit livre relié en cuir marron, contemporain d’Axel Thomas Felsen, qui se trouvait sur l’étagère du haut de la bibliothèque, que j’ai lu dans mon enfance comme s’il s’agissait d’une sorte d’annuaire téléphonique du vieux siècle :

The Mauritius Almanach
and Colonial Directory
for A. D. 1814

Ce livre, en même temps que l’horaire des marées et la liste des ouragans, contenait l’inventaire des habitants de l’île, assez semblables aux passagers d’un très grand radeau de pierre — il est vrai, tous venus par la mer, un jour ou l’autre, sur un bateau ou un autre — ancré au milieu de l’océan Indien, sur une mer où se mélangent les courants antarctiques, le flux continu de l’Atlantique Sud au large de l’Afrique, l’eau tiède de l’Insulinde, et les longues vagues venues de la côte ouest de l’Australie. Ici, sur cette île, se sont mêlés les temps, les sangs, les vies, les légendes, les aventures les plus fameuses et les instants les plus ignorés, les marins, les soldats, les fils de famille, et aussi les laboureurs, les ouvriers, les domestiques, les sans-terre. Tous ces noms, naissant, vivant, mourant, toujours remplacés, portés de génération en génération, une écume verte couvrant un rocher à demi émergé, glissant vers une fin imprévisible et inévitable.

Ce sont ces noms que je veux dire, ne serait-ce qu’une fois, pour les appeler, pour mémoire, puis les oublier :

Les architectes, Delabarre, Gastambide, Sardou, les artistes, Mlle Élisa Bénard, Mlle Malvina, Constant Haudouart, Fleury, les avocats, d’Épinay, Faidherbe, les maçons, Marchall, Hétimier, les maquignons, Baker, Brown, Julot, Manquin, Salice, les arpenteurs, Hoart, Hallot, les confiseurs, Baude, Bérichon, Cooper, Dumoulin, les commerçants, Ferrère, Florens, Fontemoing, Gillan, Godshall, Courrège, Lachauvelay, Lafargue, Le Bonhomme, L’Échelle, Legal, Lenoir, Mabille, Maillard, Marchais, Perrine, Pigneguy, Rivière, Roustan, Suffield, Tasdebois, Vigoureux, Yardin, les commis, Bega, Benech, Boulay, Bouton, Charroux, Coombes, Corson, Demiannée, Drouin, Dupré, Giquel, Goolamies, Jersey, Knell, Koch, Leclezio, Marin, Martois, Pasquier, Penlong, Querel, Salesse, Sauzier, Savard, Truquez, Tyack, Virieux, Zamudio, les couturières, Veuve Brode, Annette Maisontourne, Mauraux, Nogara, Saint-Amand, les encanteurs, Chasteau, Marigny, Mongoust, les charroyeurs, Bretonache, Lafouche, Lagoardette, les huiliers, Barbe, Lapotaire, Pathé, les ferblantiers, Bareau, Dubois, Legour, les horlogers, Allen, Chedel, Esnouf, les musiciens, Mlle Lelièvre (piano), Périchon (violon), Widet (flûte), Zanadio (guitare), la sage-femme, Veuve Vallée, les officiers de santé, Blanchette, Bernard, les négociants, Antelme, Curé, Froberville, Lesage, Pitot, Sibbald, Wiehe, Wohrnitz,

et tous les autres, ceux de la population libre, artisans, employés, Louis Cupidon, Éloi Janvier, Zéphire François, Jules Buirette, Jean-Baptiste Sans-Souci, Mehmed Aly, Abdoul Azim, Mamade Batouta, Kador, Badour Khan, Zoumon Lascar, Zelabdine, Cassim Mourmamade, Zamal Otemy, Issep Rafique, Madar Sakir, Moutoussaim Sortomoutou, Chavraya Malaga,

et tous les autres, celles et ceux qui ont un prénom pour seul nom, servants, cuisinières, lingères, blanchisseuses, nénénes, jardiniers,

achetés et revendus, et les seules traces qu’ils ont laissées dans les archives sont le jour de leur naissance et le jour de leur mort, sur le Registre des esclaves, sous la plume hésitante du greffier des esclaves, un certain T. Bradshaw, esquire,

Marie Josèphe, ondoyée le 2 prairial an VI, Justine, décédée le 12 décembre 1786, Rafa, 8 mai 1787, Robin, 2 mai 1825, ou encore celle dont j’ai rêvé la vie brève, Mary Careesey, âgée de seize ans, déjà mère d’un enfant, arrivée en 1860 au Port Louis sur le navire la Daphné, capitaine Sullivan, en provenance de Teemoto au pays Galla (côte du Mozambique), morte un mois plus tard de la variole, sans autre cérémonie qu’un trou creusé dans la terre et recouvert de chaux vive.

Les noms apparaissent, disparaissent, ils forment au-dessus de moi une voûte sonore, ils me disent quelque chose, ils m’appellent, et je voudrais les reconnaître, un par un, mais seule une poignée me parvient, quelques syllabes dérisoires, arrachées aux pages des vieux bouquins et aux dalles des cimetières. Ils sont la poussière cosmique qui recouvre ma peau, saupoudre mes cheveux, aucun souffle ne peut m’en défaire. De tous ces noms, de toutes ces vies, ce sont les oubliés qui m’importent davantage, ces hommes, ces femmes que les bateaux ont volés de l’autre côté de l’océan, qu’ils ont jetés sur les plages, abandonnés sur les marches glissantes des docks, puis à la brûlure du soleil et à la morsure du fouet. Je ne suis pas né dans ce pays, je n’y ai pas grandi, je n’en connais presque rien, et pourtant je sens en moi le poids de son histoire, la force de sa vie, une sorte de fardeau que je porte sur mon dos partout où je vais. Mon nom est Jérémie Felsen. Avant même d’y avoir seulement songé, j’avais déjà commencé le voyage.

Mon nom est Dodo

Dodo. Such a dodo. Haha, je les entends ! C’est ce qu’ils disent toujours. Papa, Maman, pourquoi vous ne dites rien ? Vous ne dites jamais rien. Vous vous en moquez bien. Ne faut pas faire attention, laisse passer. C’est des méchants, des jaloux. Si tu insultes, c’est sur toi-même que tu craches. Laisse-les, ignore-les. Efface-les. Facile à faire, juste ferme les yeux, ferme la bouche, ils s’effacent dans le noir. Des taches, pas besoin de savon, pas besoin de frotter, ils s’effacent, pas besoin d’eau. Juste ferme les paupières, garde-les bien serrées, appuie les poings sur tes paupières et pousse, les boules s’enfoncent, ça fait des étincelles. J’aime bien. Artémisia, la vieille nénéne, elle est presque aveugle, elle voit des étincelles. Elle me l’a dit. Qu’est-ce que tu vois, nénéne ? Qu’est-ce que tu vois avec tes yeux bleus dans ta face noire ? Des étincelles, pikni. Je vois des étincelles, rien d’autre. Artémisia qui m’a donné son lait. Maintenant ses seins sont flasques, ils pendent sur son gros ventre. Ça lui fait une chemise grise. Mais sa face est noire et lisse, j’aime toujours passer mes doigts sur ses joues. Mo piti noi’, mo pikni. Elle dit ça doucement, doucement et je ferme les yeux pour voir ce qu’elle voit, rien que du noir, un peu de rouge sur les côtés, les ombres des feuilles qui s’agitent au soleil. Elle n’a que moi. Sa fille Honorine, ses nièces, ses neveux, ils ne viennent pas la voir. Ils ont honte d’elle, ils ont honte parce qu’elle a été la nénéne des Laros, des Fe’sen, esclave disent-ils, parce qu’elle est en’ godron, noire noire, mais je l’aime, la peau de ses mains est douce dure, usée, rosée, sans rides, elle n’a jamais eu de ligne de vie ni de ligne de cœur, toutes ces lignes que les petites filles ont dans leurs mains. Maman Laros est morte, mais Artémisia, elle, est toujours là. Tu ne mourras pas, dis, Artémisia ? Tout le monde pé mouri, Dodo. Mais pas toi, Artémisia, pas capab mouri. J’aime bien quand elle rit, elle a toutes ses dents très blanches, c’est parce qu’elle mâchonne toujours son bâton de zan, même si elle fume des cigarettes qui sentent mauvais. Elle est grosse, elle a du mal à bouger, ses jambes sont enflées, ses pieds ont de petites coupures qui ne guérissent pas, où se collent les moucherons. J’aime bien toucher ses vieux seins, ils me donnent du lait lorsque je vais mourir, parce que Maman n’a pas de lait, je touche ses seins et je dis : Celui-ci est à moi, celui-là aussi. Et ça la fait rire. Elle donne une tape sur mes mains en grognant, mais ça l’amuse. Artémisia connaît toutes les devinettes, surtout celles qui sont un peu vulgaires, celles qu’on ne dit pas aux enfants, celle qui dit : Vent’ contre vent’ ti bout’ dans labouce, bébé tète sa maman, ou encore celle qui me fait toujours rire, ki li pli piti ki li ki li poupou, qu’est-ce qui est plus petit que le cul du pou, et la réponse : Dard so mâle, le dard de son mâle. Sa fille Honorine ne vient pas souvent la voir à cause de ça. Honorine est pentecôtiste. Elle hait tous les Fe’sen, elle voudrait qu’ils disparaissent en enfer. Maintenant ils sont morts, Maman Laros, Papa et la vieille Artémisia. Il n’y a plus que moi. Mais moi je ne suis pas Fe’sen, pas Coup de ros. Je suis Dodo, c’est tout. C’est pour ça qu’Honorine me reçoit chez elle, elle veut bien que je couche sur un matelas par terre, à côté de la porte, pareil à un vagabond sans maison.