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À présent, chaque fois que je reviens de mes tournées dans les champs, en fin d’après-midi, je suis à mon poste dans la salle de bains. Je prends une douche froide parce que je n’ai pas confiance dans le chauffe-eau électrique bricolé par Zan-Zak, l’employé de Mme Veuve Pâtisson à la Roche aux Mouettes. Il prétend qu’il n’y a pas de problème, mais je me méfie. Les fils électriques qui mènent à la résistance dans le pommeau de douche sont mangés par les cafards, ou par l’humidité, l’isolation est assurée par un bout de sparadrap qui se décolle. Après la douche, je reste debout tout nu sur le carrelage, pour me sécher à l’air tiède qui passe entre les lames de verre de la fenêtre. Vers quatre heures, après l’école, la jeune fille entre dans la cour. Elle a toujours le même jeans moulant et la même chemise blanche, elle dépose son cartable contre le mur du campement et elle attend. Elle sait que je suis là, à la regarder. Elle se dandine un peu, elle se déhanche dans une pose d’enfant, puis elle se retourne et devient adulte, en mettant du rouge à lèvres et en se regardant dans un petit miroir chromé, un gadget des pilotes de la compagnie d’aviation, peut-être des hôtesses de l’air. Je ne bouge pas. Je sens les gouttes de sueur qui coulent dans mon dos, sur mon front, le vent de la mer hérisse mes poils sur mon ventre, sur mes bras, j’entends mon cœur qui cogne. J’ai l’impression absurde d’être à un rendez-vous amoureux. La jeune fille perçoit mon regard. D’ailleurs, hier, ou un autre jour, elle a chuchoté quelque chose à l’oreille de l’homme, qui s’est tourné vers la fenêtre. Il a plissé les yeux pour me voir, mais la buée sur les lames de verre me cache complètement. Alors il a fait un geste de la main, pour dire qu’il allait venir. Il s’est ravisé, et il s’est contenté de crier dans une langue que je ne comprends pas, il m’a semblé que ça pouvait être en néerlandais, des insultes, des menaces. J’ai senti de la colère, oui, même de la rage, qu’il vienne, ce vieux pervers, qu’il ose venir jusqu’à ma fenêtre, je lui dirai ce que je pense, à lui qui se cache à dix mille kilomètres de sa famille pour mettre ses mains sur le corps d’une fille de seize ans, lui, un pédophile honteux, avec son argent, sa chemise bleu ciel, ses relations, son job de chevalier du ciel !

J’ai revu Krystal par hasard, dans la rue, à Centre de Flacq. J’étais près de la gare des bus, je l’ai aperçue qui traversait la rue, du côté des salons de coiffure. Je ne l’ai pas reconnue tout de suite parce qu’elle était vêtue d’une robe noire près du corps et chaussée de sandales à talons hauts, qui lui donnaient l’air d’une femme. Elle marchait à grandes enjambées, entre les voitures, sans prendre garde aux lazzis des hommes, sans se retourner. Arrivée de l’autre côté de la place, elle est montée dans une grosse voiture de couleur sombre, un quatre-quatre aux vitres teintées, et la voiture a disparu aussitôt. Moi j’étais resté immobile au bord du trottoir, à attendre la suite, je croyais qu’il y aurait une suite comme au cinéma, et un homme d’un certain âge m’a parlé, et c’est comme ça que j’ai su le nom de cette fille. « Cette traînée, elle les a tous ! » J’aurais dû partir, j’ai pensé que j’allais apprendre quelque chose sur elle. Si je lui posais directement la question, il ne me dirait rien, ici tout le monde a peur de tout le monde. J’ai fait semblant de savoir, j’ai dit : « Elle est de Blue Bay, elle habite chez Dong Soo. » Il a ricané : « Krystal ? Tout le monde connaît, à Grand Baie, elle est là-bas tous les soirs dans les bars à putes. » Krystal, le nom m’a donné envie de rire. Depuis quand les filles de Mahébourg s’appellent Krystal ? C’est le surnom qu’elle s’est choisi pour draguer dans les bars, un nom qu’elle a trouvé dans un magazine, ou qu’elle a pris dans une telenovela. Un nom pour un rêve de luxe, un nom pour oublier les taudis de Bambous ou de Vallée des Prêtres, les rues poussiéreuses, les terrains défoncés où les jeunes vont boire des cannettes et fumer de la gandja, les cris, les insultes, les batailles rangées et les bouteilles vidées. Alors j’ai pris un taxi ce soir-là, et j’ai traversé l’île. Je ne savais pas ce que je cherchais, ce que je voulais. La foule des touristes déversée au bord du lagon bleu, les palmiers absurdes, les magasins hors taxe et hors de prix, les restaus à sushis et à fritures. J’ai traîné moi aussi dans les rues, j’ai bu des verres dans les bars, j’ai marché le long de la baie jusqu’à la tombée de la nuit, jusqu’au coucher de soleil chromo, j’ai regardé la faune qui sortait des trous et des antres, qui se hâtait vers nulle part, voitures sonores et motos montées à trois. J’ai pensé à Krystal, ma petite Krystal perdue dans le dédale vicieux, dans les arrière-boutiques, perdue dans la foule transpirante qui danse le hip-hop sur la plage, ou dans le fond des bars, son visage enfantin éclairé par les boules rouges qui jettent des éclairs. J’ai dit son nom à des filles qui se déhanchaient à l’entrée d’une boîte : « Krystal, do you know her ? » Elles ricanaient en créole : « Krystal, pas koné, ki rôdé là ? » La nuit, les caravanes passent le long des portes des bars, à petite vitesse, phares allumés, vitres relevées. Elles ne vont nulle part, dans une île où pourrait-on aller ? Elles tracent un grand cercle autour des quartiers, pour passer le temps, pour connaître l’aventure. Elles s’arrêteront à l’aube, quand tout aura été épuisé, l’argent, les bouteilles de whisky et les sexes.

Alma

Je vis la même journée. Je ne sais pas comment c’est possible, mais c’est comme ça. Je dis ça à Père Labat, à Bonne Terre, mais il ne comprend pas. Il se moque : « On en est tous là, Dodo. Le soleil se lève, il se couche, et c’est tous les jours la même routine. » Il parle de se raser chaque matin, et puis il s’arrête : « Évidemment, toi tu ne connais pas ta chance ! » Parce que moi, la maladie qui me mange le visage mange aussi tous mes poils. J’essaie de lui expliquer : « Mon Père, c’est pas ça. C’est que ma journée n’en finit pas, c’est une route sans fin, je ne vois pas la nuit arriver, je ne dors pas, et c’est le matin tout de suite. » Il me regarde sans répondre. Je sors de Bonne Terre et je marche jusqu’au cimetière Saint-Jean. C’est le bon moment pour aller au cimetière, parce que le soleil plombe et qu’il n’y a personne dans les allées, même Missié Zan est absent, ce grand salopard qui vole mon argent et ne fait jamais rien pour entretenir la tombe de Papa et Maman. Je suis allé voir les vieux chez eux. Leur maison, c’est au bout de l’allée O, près du grand cyprès. C’est un coin tranquille, la plupart des tombes sont à l’abandon. Les dalles sont cassées, l’herbe pousse au milieu, même des sacs en plastique noir apportés par le vent s’accrochent aux piquets rouillés. Je lis les noms sur les tombes, là où ça n’est pas encore effacé. Rapha, Lhomme, Laville, Pernety, Astruc, Laventure, Meudhy, Chalandon, Hélène de Renéville, Rappoteau, Ferdous, Salaun, Barbot, Thion, Augier. Où sont-ils maintenant ? Qui se souvient d’eux ? Qui vient les voir ? À Palma, à Quinze Cantons, à Quatre Bornes, à Cailloux, à Rose Belle, tout tourne tout le temps, tout roule tout le temps. Et Yaya, la vieille Yaya qui m’a porté dans ses bras quand je suis né, où est sa pierre ? Est-ce que quelqu’un a écrit son nom quelque part ? Elle n’est pas à Saint-Jean. Elle n’est nulle part. Elle n’existe pas. Quand elle est morte, je suis enfant, je me souviens d’elle, on fait un trou dans la terre près de Crève-Cœur, à côté du manguier, on plante une croix en bois sans nom, elle est fille d’esclave, elle n’a pas le droit à une pierre, et la croix est tombée dans un cyclone, et les brousses ont poussé sur le tas de terre. Elle n’est plus nulle part ailleurs que dans ma tête, Yaya vêtue de sa longue robe sans couleur, avec son foulard à fleurs pour cacher sa calvitie, avec ses colliers de graines, ses cauris, ses grigris, Yaya si forte et si lourde qu’il faut quatre hommes pour la soulever après qu’elle est tombée morte dans son champ d’oignons. Yaya qui garde pour moi dans un bocal des morceaux de sucre roux, des biscuits manioc de chez Rault, des bouts de réglisse. Yaya qui fume des cigarettes de gandja douces et sucrées, et qui s’endort par terre à l’ombre de son manguier. Avec deux pierres et un bout de toile, entre les racines de l’arbre, elle construit une maison pour ses ancêtres d’Afrique, pour sa grand-maman araignée et son grand-papa soursouris. Sa grosse bouche violacée s’arrondit et elle chantonne des airs à dormir, pour moi, pour elle, tout doux, je me couche par terre contre sa hanche, l’après-midi, et il fait chaud et lourd, avec les grincements des moustiques dans mon oreille, et sa main épaisse fait bouger un van de paille pour me rafraîchir. Raconte, Yaya, raconte zistoire Topsie, raconte zistoire Saklavou. Sa voix est grave, enrouée, parce qu’elle fume et boit comme un homme sa bouteille d’arak. Moi j’aime bien l’entendre, sa chanson est pour moi tout seul, je m’en souviens encore, même ici, si loin de sa case, de son arbre et de son champ d’oignons. Elle raconte Topsie, son aïeul, arrivé de la Grande Terre un jour d’hiver, sur le navire à voiles qui venait de l’autre côté de la mer, très loin. Sa grosse main rêche caresse mes cheveux, j’ai encore mes cheveux coton maï bouclés, c’est avant que la maladie mange ma tête et brûle mes cheveux, elle raconte zistoire Topsie, lerla li arrivé pays Moris, si peur qu’il galope dans le jardin d’Alma, si peur qu’on le mange, les méchants Blancs mangent les petits Noirs, il court à travers le jardin et il grimpe en haut du banian, et toute la journée jusqu’à la nuit il reste perché là-haut, on a beau lui dire, viens, viens Topsie, personne va te manger, il ne veut pas descendre, alors on va chercher la grande échelle et on le ramène à terre. Zistoire Topsie, c’est aussi l’histoire de Yaya, quand elle est enfant Topsie est encore là, très vieux et les cheveux blancs, quelquefois il lui parle de la Grande Terre, des arbres et des rivières, des villages et des champs là-bas, et la terre qui est rouge parce qu’elle est mélangée avec le sang. L’arbre de Topsie est encore là, le grand banian noir, au centre du jardin devant la maison en ruines, il fait un tapis de feuilles qui sentent fort, le soir les branches bougent sous le poids des oiseaux et des roussettes, mais je ne vais jamais coucher dans ses feuilles pourries parce qu’il y a trop de moustiques. Après que Yaya est morte, on creuse un grand trou parce qu’elle est si grosse, près de son manguier, là-haut à Crève-Cœur, et c’est là qu’elle va quand elle finit de cueillir ses oignons, et peut-être que c’est là qu’on enterre Topsie, près de sa case en bois contre la roche de la montagne, mais il ne reste rien. Si j’ai assez de casse, je prends le bus jusqu’à Ripailles et je passe à pied la montagne jusqu’à Crève-Cœur. J’arrive au vieux manguier, j’apporte toujours un cadeau pour Yaya en souvenir du temps où elle me raconte ses histoires. J’apporte des cigarettes, elle aime beaucoup fumer, elle défait le papier, elle jette le tabac et elle met de la gandja. Ou bien j’achète un soda, des gâteaux piment, et je dépose tout ça entre les racines du manguier, là où elle s’assoit tous les jours. C’est pour Topsie aussi, même si lui je ne le connais pas, il est mort quand mon papa a dix ans. Il est très grand et très noir, il parle en mâchant ses mots parce qu’il n’a plus les dents de devant, il fait un peu peur, il paraît qu’il connaît les diables africains et qu’il les fait venir avec ses grigris. Ça c’est ce que raconte Yaya, je me couche par terre auprès d’elle dans le jardin d’Alma et j’écoute ses histoires. Alors maintenant j’apporte les cadeaux pour tous les deux, je les dépose entre les racines du manguier. Une fille vient me voir, elle n’est pas très grande mais un peu grosse, elle a déjà des seins, elle me guette de loin, sans rien dire parce qu’elle est anormale, elle a peur de moi à cause de mon visage mangé, mais elle reste là, cachée derrière les buissons. Je dépose mes cadeaux, je sais qu’elle vient les prendre dès que je suis parti mais ça ne fait rien, je crois que Yaya l’aime bien si elle la voit, là où elle est. Je ne connais pas le nom de cette fille, elle habite Crève-Cœur, dans une maison en bas de la côte, c’est la fille d’une bonne femme qui travaille dans les champs de gingembre, et qui est un peu sorcière, elle allume des bougies entre les pierres de Yaya, elle dépose des brindilles en croix entre les racines du manguier de Yaya. Quelquefois j’arrive, je vois une bougie allumée, ou bien un bâton de sent-bon, ou bien des bouts de chiffon, des morceaux de canne. Quelquefois dans la terre entre les racines, des taches de sang de poule, des pattes de poulet, des œufs rôtis. Yaya raconte-moi zistoire longanisse, raconte-moi zistoire sorcières, les femmes mélangent la terre avec le sang de la lune, le sang qu’elles perdent chaque mois, et ensuite elles mettent un peu de la terre dans le manger des hommes, pour qu’ils n’aillent pas voir d’autres femmes et qu’ils restent à la maison tous les soirs, et puis elles donnent du sang à manger à l’arbre, et Yaya dit que l’arbre c’est la maison de Mama Wata, Topsie lui a dit ça avant de mourir. Là-bas, sur la Grande Terre, les rivières sont aussi grandes que la mer, et dans les rivières vit Mama Wata, elle guette les jeunes gens, elle les attrape, elle les emporte au fond de l’eau et quand on les retrouve ils ont le visage et le sexe mangés par les petits poissons. Je ne sais pas si c’est la vérité. Elle raconte ça,