Выбрать главу

Alma, Alma mater, dit mon papa pour rire, il dit souvent que les sucreries à Maurice sont pareilles à de grosses truies qui allaitent beaucoup de petits cochons roses, parce que les actionnaires sont tous des Blancs avec la peau bien rose, et chaque petit cochon tète goulûment les mamelles de la maman truie, ils boivent son lait jusqu’à ce qu’ils n’en puissent plus, bien gras et repus, et ils s’endorment à côté de leur mère et leur mère s’épuise et maigrit à les nourrir. Et pendant ce temps, les ouvriers n’ont que des miettes, les gouttes du lait de la truie, ils regardent le spectacle de la porcherie, la bouche sèche et les mains crispées de colère, eux tout noirs et affamés, ils regardent ces jolis petits cochons roses qui dorment contre leur mère, la bouche entrouverte par où coule un filet de lait. Alma, ce n’est pas ma mère, je n’ai jamais bu son lait, j’ai bu le lait d’Artémisia, et j’ai dormi contre le ventre de Yaya, mais je n’ai pas de colère contre Alma. Au contraire, j’aime sa terre, j’aime ses ruisseaux et ses arbres, j’aime ce qui n’appartient à personne, même maintenant où tout est en ruines, avec les chemins envahis d’herbes et les grillages autour des mares. Je connais toutes les routes qui vont à Alma. J’avance au milieu des cannes plus hautes que moi, je chasse les tourterelles. La terre est rouge, le ciel est bleu, il y a des boules de nuage poussées par le vent, parfois un nuage noir crève et me jette une poignée de gouttes, ça pique comme des petits cailloux. Je me souviens autrefois j’avance, les mains dans mes poches pour ne pas être coupé par les feuilles. J’écoute les ouvriers qui crient, ahouha ! ha ! leur long couteau à la main, j’écoute le bruit des lames qui fauchent les cannes. Je n’habite pas près des cannes, notre maison est près du village des ouvriers, je n’ai pas le droit de marcher sur la route de l’usine, et c’est pourquoi je connais tous les petits chemins, depuis la grande mare jusqu’à la voie ferrée. J’approche tout près du domaine, je passe le ruisseau et la haie de bambous, j’escalade le petit mur de pierre, et là c’est l’entrée du paradis sur terre, la grande maison Fe’sen, les rangées de palmistes, les grands arbres sombres, les bassins, les massifs de fleurs. La case de Yaya est au bout du chemin, près des anciennes écuries, c’est noir et humide, ça sent la fumée et les ordures, Yaya n’a même pas de cabinets, elle dépose son caca dans un trou au fond des bois, ensuite elle jette dessus des feuilles mortes et de la terre, moi j’ai peur d’aller là, un jour je trouve un gros crapaud au fond du trou qui me guette avec ses yeux jaunes et je repars en courant. Mais je suis là, le jour maudit où les Armando cassent la maison d’Artémisia. Elle est malade ce jour-là, elle est allée à Saint-Pierre pour acheter des médicaments, et pendant son absence le bulldozer arrive et il écrase la case avec tout ce qu’il y a dedans, le lit d’Artémisia, les meubles d’Artémisia, sa vaisselle et ses vieux vêtements. Et moi je suis caché derrière les buissons, dans le petit bois, je regarde le bulldozer qui marche et écrase, j’entends les cris des verres cassés, ça fait le bruit des os qui se brisent, la pauvre Artémisia, ses os et ses dents, ses verres et ses assiettes, les tableaux où elle montre les photos de ses petits neveux et nièces et aussi la photo d’elle que Papa a faite, je suis petit assis sur ses genoux, le bulldozer s’arrête, je cours vers lui, je crie, moi aussi, je crie : « Méchants ! méchants ! » Mais l’ouvrier ça le fait marrer, ce petit Blanc qui court et qui piaille avec sa voix de moineau, il me jette des graines de courge comme si je ne suis rien qu’un zako, un singe de la forêt de Macchabée, il me dit : « Ti rat blanc ! » Après ça, Artémisia ne vient plus jamais, elle reste à Saint-Paul, chez sa fille Honorine, et c’est là que j’habite car je ne sais pas où coucher la nuit.

Maya

Mayaland a ouvert ses portes à la fin de l’hiver. Du bâtiment, de l’usine des Roches Noires, des dépendances, il ne reste rien. La nouvelle route s’élance au-dessus des champs, et pendant longtemps on aurait pu penser que c’était une piste pour les avions, un grand désert de terre rouge éventrée par les bulldozers. Est-ce qu’on pouvait imaginer que quelque chose pousserait là, au milieu de rien, une espèce de mirage de béton et de verre ? Le sucre, le thé, même les oignons, ça ne vaut plus rien. Les cannes, c’est juste bon à faire de l’éthanol, ou à être brûlé pour alimenter les chaudières des centrales électriques. Tout ce labeur, ces dos courbés, ces visages noircis par le soleil et ces habits trempés de sueur, c’était pour rien. Tout ce peuple, arraché à ses terres, dans la profondeur africaine, au pied du Kilimandjaro, sur les rives du lac Nyassa, ou dans le pays Galla, en Érythrée, en Éthiopie, ces hommes, ces femmes enchaînés, marchant sans fin sur un chemin semé de cadavres et d’os, prisonniers des Arabes à Kilwa, vendus à Zanzibar, empilés dans les boutres, mourant de soif, de dysenterie, de variole. Et tout ça pour quoi ? Pour rien du tout. Pour qu’un jour les bulldozers entrent en action, déracinent les cannes, roulent les rochers, creusent les tranchées pour les canalisations, et puis qu’un autre jour, au-dessus de ce désert rouge, s’élèvent les ciments du centre commercial, château de brindilles et de tours de fer, couronné d’un toit en forme de fleur de lotus, œuvre unique de l’architecte indien Amal Raj Sen, dédié à la puissance et à la gloire de l’argent !

Maya maintenant flotte au-dessus des champs, pareille à une géante en robe de bal, pareille à un ibis aux ailes ouvertes, à un mirage plastifié. Au soir, elle se teinte de blanc et de rose, non pas grâce au crépuscule, mais par ses milliers d’enseignes lumineuses qui s’allument et clignotent, titubent, explosent, portant des noms insensés, merveilleux, inutiles

Le long de ses couloirs tapissés de glaces la lumière électrique bondit, les sons roulent. La foule s’écoule d’un portique à l’autre, sage, rêveuse, parfois se divise, se retrouve, les voix s’éteignent emportées par la musique monotone qui sort de tous les haut-parleurs cachés dans les plafonds, une mélopée sans fin, sans paroles, coups martelés et flûtes de cristal, xylophones et guitares, glissements d’orgue. Mais c’est une musique sans musiciens, une hymne inventée par les ordinateurs, selon des fréquences inconnues, incompréhensibles, un chiffre donné, un phrasé, un algorithme. Les regards vont d’une vitre à l’autre, yeux grands ouverts, pupilles rétrécies par les flashes. Il semble que les regards n’accrochent plus rien de réel, qu’ils sont attirés par les reflets, ou peut-être est-ce la peur ?

Krystal marche dans Maya. C’est ici que je l’ai revue. Elle ne fréquente plus l’école de Bambous, à quoi ça sert ? La maîtresse n’arrête pas de lui faire la leçon, fais pas ci, fais pas ça, habille-toi correctement, va laver ton rimmel et ton rouge, tu n’as pas honte, qu’est-ce que dirait ta mère ? Oui, mais sa mère, elle picole tous les soirs et matins, et quand elle n’est pas saoule elle crie, elle insulte Krystal : « Toi tu gagneras ta vie avec ton cul ! » Son homme est parti depuis longtemps, il est encore jeune, plus jeune que la mère de Krystal, il préfère traîner dans les rues, boire avec les copains, jouer de la ravane et dormir sur la plage contre une pirogue échouée. Krystal a dit à son pilote — ou peut-être après tout ce n’est qu’un chef de cabine — avec sa voix de petite fille qu’elle imite si bien : « S’il te plaît, monsieur, emmène-moi à Maya, là-bas je suis sûre de ne pas rencontrer tous ceux que je connais ! » Il loue une vieille Toyota Camry chez Dodo Touring, dans la guimbarde il conduit Krystal là où elle veut, vers les hauts, du côté de Saint-Pierre. Lui, il préférerait la plage, rester allongé sous les veloutiers dans le sable qui pique, à regarder la ligne muette de l’horizon, ou bien dormir après une douche, tout nu sur le lit frais devant la fenêtre ouverte. Krystal le bourre de coups de poing, elle saute sur son estomac, une petite fille gentille qui veut réveiller son papa. « Déboute ! Assez dormi ! Déboute, paresseux ! » Il conduit mollement, la fille s’appuie sur son épaule, il sent son odeur poivrée, l’huile d’argan qu’elle met pour lisser ses cheveux, et sa main agile qui se glisse par l’ouverture de sa braguette, et son sexe durcit et sa raison chavire. « Arrête ça, on va faire un accident ! » Krystal continue, elle ricane : « Qu’est-ce qu’elle dirait ta femme, et tes enfants en Nollande, toi avec une fille plus jeune qu’eux ! » Sur l’autoroute, passé Rose Belle, la pluie commence, les camions ahanent dans les nuages de vapeur. L’entrée de Mayaland est difficile, les travaux de terrassement ne sont pas finis, c’est un parcours entre les chicanes, les bulls, les embouteillages. Le pilote n’est pas très content, il grogne et ronchonne, il suit Krystal dans le labyrinthe, la galerie des glaces. Cela sent le désinfectant, le bonbon, et aussi par endroits le curry et l’huile chaude. Au cœur de Maya, sous la fameuse coupole en forme de lotus, on a mis des tables et des fauteuils en plastique blanc, c’est ici qu’ils s’arrêtent pour boire un coca. Krystal a les yeux vides.