Elle ne m’a pas vu. Elle ne peut pas me voir, pas plus qu’elle ne voit les visages de la foule. Peut-être seulement du coin de l’œil le groupe des garçons de son âge, ils sont venus de Saint-Pierre en bus, avec des filles en uniforme de collégienne, certaines se sont changées en jeans et blousons, elles ont de belles baskets fluorescentes, d’autres des tongs. Peut-être qu’ils ont aperçu Krystal qui arrivait avec son vieux, ils ont fait des commentaires sur sa tenue, des choses pas aimables sur l’homme grisonnant assis à côté d’elle, et c’est pour ça qu’elle se cache derrière ses Wayfarer, achetées à Schiphol hors taxe par son homme de l’air, c’est là qu’elles sont le moins cher. Ici rien n’a d’importance. C’est loin du monde, loin du ciel qui crève en pluie battante contre le toit en verre, qui dégouline jusqu’à l’intérieur dans des seaux habilement disposés. Loin des routes grondantes et fumantes. Loin des rues défoncées de Mont Roches et de Bambous. Rien n’existe à présent pour elle que ces reflets de lumière sur les vitres, les portes des boutiques ouvertes sur les portants chargés de robes et de paréos, les bacs de bijoux et de Cold Stone en train de fondre, le rose, le rouge, le blanc vanille et le noir cacao. Krystal a laissé son pilote sur sa chaise de plastique, elle est partie d’un coup, elle marche à grands pas dans les allées, et moi je la suis, je suis attaché à elle par un fil invisible, peut-être que le vieux beau lui aussi s’est levé et marche, et d’autres hommes sur sa trace, attirés par l’odeur de la peau et des cheveux de Krystal qui n’existe pas, Krystal de la musique et des lumières, Krystal de l’illusion de la jeunesse éternelle, à pas comptés, en somnambules.
Crève-Cœur
Sous le manguier les notes volent. À la rivière d’Alma, du côté de la ravine, je les entends. Avant, en ce temps-là, j’ai un piano. Il s’appelle Hirschen. Il est allemand, c’est ma grand-mère Beth qui l’a fait venir d’Angleterre en bateau, elle accompagne mon grand-père Achab, elle n’est pas allemande, mais écossaise, elle est musicienne, mais jamais je ne l’entends jouer parce que ses mains sont toutes ratatinées par sa maladie, on appelle ça l’arthrose. Je joue, et elle écoute sur le pas de la porte du salon, sans entrer, pour ne pas me gêner, ou parce que ça lui fait mal de marcher. J’ai sept ans ou huit ans, je suis trop petit, il faut mettre des dictionnaires sur le tabouret pour que je sois à la hauteur du clavier. Mon papa aime bien Bach qui est sérieux, mais ma grand-mère Beth préfère Chopin et moi j’aime bien Debussy, surtout La Cathédrale engloutie, mais je ne peux pas la jouer, seulement le Cake-Walk. Maintenant c’est à mon tour d’avoir les doigts tordus, ce n’est pas l’arthrose, c’est la maladie du Σ. Après la fièvre et tout ça, je me suis réveillé, j’ai les doigts raides, on dit la main de cochon, je ne peux plus jamais jouer. Ensuite les Armando ont tout vendu, le piano Hirschen est parti avec le reste, personne ne veut de lui alors il est allé au théâtre de Beau Bassin, là-bas il ne sert plus à rien, sauf pour les fêtes des enfants des écoles, les enfants pauvres du quartier, une dame vient leur jouer les chansons et les opérettes. Mais je ne veux pas pleurnicher, ça sert à quoi de pleurer ? Ils prennent le piano et la maison, mais moi je garde les notes dans ma tête, et quand je veux, je les fais voler. Sous le manguier, la petite fille mongolienne vient écouter, les notes l’attirent en volant dans l’air, les notes sont de toutes les couleurs, elles ont le goût des bonbons et du miel, mais aussi par moments le goût de la pluie et du vent des cyclones, pour elle je chantonne la musique, même si elle ne comprend pas je crois qu’elle les sent, pas avec des mots, avec des sons, juste à l’arrière de la bouche, les dents serrées, hm-hm, lan lan, hm-hm, les Romances sans paroles de Mendelssohn, ça c’est bien puisqu’elle ne peut pas comprendre les paroles. Elle est un peu grosse, elle a la peau dorée comme du pain, elle a les yeux clairs comme les chiens. Je ne sais pas son nom, je l’appelle Céminor, au début elle a peur de moi, elle se sauve si je m’approche. Céminor, c’est le nom de la musique de Schubert que j’aime, je ne peux pas la chanter même les dents serrées, je peux seulement faire voler les notes, dans la ravine, sous le manguier, pour elle. Une fois je m’approche d’elle et je touche sa robe, je touche aussi la peau de ses jambes, elle a la peau très douce, mais elle a peur et elle court se cacher derrière les buissons, pourtant je ne veux pas lui faire de mal, je veux juste toucher sa peau. Je lui chante la chanson que j’aime beaucoup, la première fois que je joue du piano c’est cette chanson, ça s’appelle Auld Lang Syne, c’est de Schubert, les paroles sont dans une langue que je ne comprends pas mais je peux me souvenir de chaque mot, je joue pour ma grand-mère Beth et je crois qu’elle l’aime bien, elle reste sur le pas de la porte et elle chante les paroles en même temps que moi. Mes doigts sont morts, mais je peux encore chanter la chanson, je peux jouer si je trouve un piano. Je ne peux pas aller tous les jours au théâtre pour mon Hirschen, j’attends de trouver un piano quelque part. Alors, c’est la veille du jour de l’an, je vais au cimetière Saint-Jean pour visiter la tombe des pauvres vieux. Je veux être sûr que Missié Zan ne met pas sa sale peintire grise sur leur tombe pour se venger parce que je ne lui donne pas de casse. Je vais au cimetière avec ma brosse à dents et un petit gobelet d’eau, et un morceau de craie pour repasser sur les noms, je ne veux pas que les noms s’effacent comme sur la plupart des tombes ici. Je passe devant l’église, en général elle est fermée à cette heure, mais aujourd’hui c’est ouvert, j’entre et c’est sombre et ça sent une drôle d’odeur de fleurs pourries et de cire, il y a des bouquets fanés partout. J’entends la musique qui sort de derrière l’autel, dans la sacristie, j’avance les bras tendus parce que je n’y vois rien, je marche lentement en traînant mes souliers, les notes me tirent. Et là, il y a cet homme devant le piano, un piano droit avec des colonnes, pareil à mon Hirschen. L’homme s’arrête de jouer du piano, il me regarde et moi je reste immobile, je crois qu’il va me chasser, d’habitude les gens qui me voient ont peur de mes yeux sans paupières, ils disent des yeux de chouette. L’homme n’est pas très grand, il est élégant, il ressemble à mon papa, il a une chemise blanche et une cravate bleue, des cheveux coupés très court et des lunettes, derrière les lunettes il a les yeux bleus. Il dit : « Je suis Michel. Et toi ? » Je reste la bouche ouverte, je ne sais pas quoi répondre. L’homme s’impatiente. « Eh bien, comment tu t’appelles ? » Alors je réponds : « Je m’appelle Dominique Fe’sen. » D’habitude, je ne dis pas mon nom de famille, parce que les gens connaissent ce nom et ils croient que j’imagine, que je dis ça pour avoir l’air important. Mais lui ne dit rien, peut-être qu’il n’est pas d’ici. Fe’sen, il ne sait pas qui c’est. Il se lève et il pousse la chaise. « Eh bien, Dominique, assieds-toi, si tu as envie de m’entendre jouer. » Je ne bouge pas alors il dit : « Allez, bonhomme, assis ! » Je m’assois, et il recommence à jouer pour moi, les notes remplissent ma tête, et j’ai envie de pleurer, je me souviens de la professeur qui joue à Alma, La Cathédrale engloutie, j’entends les cloches qui sonnent sous la mer, ensuite il joue Chopin, Nocturne en si bémol mineur, les notes sont légères, les notes sont douces, et les notes sombres des accords, je me souviens de tout ça, avant ma maladie, je veux devenir un grand pianiste, je veux jouer dans les concerts avec un costume noir et une chemise blanche, je veux jouer pour ma grand-mère, le public est debout pour applaudir. Quand il a fini de jouer, Michel se lève. Il a le visage un peu rouge et ses yeux brillent, il essuie ses lunettes et il a des larmes dans les yeux. « Dominique, tu veux jouer aussi ? » Il dit ça, et moi je crois d’abord qu’il se moque, je recule un peu. Je dis : « Pardon, Missié Michel, je ne suis pas capable, mes doigts sont morts. » Michel me fait asseoir tout de même sur la chaise devant le piano, je place mes mains sur le clavier, je sens les touches froides, et d’un seul coup ça me revient. Mes doigts commencent à bouger, ils sont lents au début, surtout les petits, ils bougent sans que je leur demande rien, ils se déplacent tout seuls, je joue Auld Lang Syne, c’est la musique que Schubert a composée pour Robert Burns, les mots dans la langue que je ne comprends pas, je chante aussi, les notes reviennent. « Bon ! dit Michel. Tu joues bien pour quelqu’un dont les doigts sont morts. » Il me fait signe de me lever, il reprend sa place. Il grince un peu : « Viens jouer ici quand tu veux mais, bonhomme, tu prends un bain avant ! Tu sens mauvais ! » Ça fait longtemps qu’on ne me parle pas comme ça. Je dis : « Je vais baigner dans la rivière Moka la prochaine fois, pour être bien propre. » Je pars à reculons, pour ne pas déranger Michel. Il continue de jouer, le Nocturne de Chopin. Les notes volent dans l’église sans lumière pareilles à des chauves-souris. Je m’en souviens maintenant, la professeur de piano est à côté de moi, devant le piano noir, elle joue Debussy, les reflets dans l’eau, c’est difficile. Moi c’est Auld Lang Syne. La première fois, ma grand-mère Beth pose la partition sur le piano, elle dit : « Joue, Dodo. Les paroles c’est Robert Burns qui les a écrites, dans la langue de mon pays. » Je regarde les notes, je peux jouer la musique de Schubert et je joue, sans hésiter, sans faire une fausse note, ça vient directement du cahier à mes doigts. Grand-mère Beth me dit : « Dodo, tu es un artiste ! » Je suis heureux, alors je joue et rejoue, lentement, plus vite, et ma grand-mère chante, mais les mots c’est dans la langue que je ne connais pas, alors je fais seulement la-la, lallala, la-la… et ma grand-mère chante, la maison est pleine de notes et de rires, ma grand-mère applaudit, elle a les mains tordues et les doigts qui lui font mal mais elle applaudit, moi aussi j’applaudis, je ne sais pas encore que le bonheur ça ne dure pas.