Le reste, Debussy, Mendelssohn, Schubert, Chopin, tout ça je peux jouer dans ma tête, mais Auld Lang Syne, je ne l’oublie pas. Si c’est ouvert, j’entre au théâtre de Beau Bassin, je retrouve mon vieux Hirschen, il est tout seul dans son coin, quand il pleut les gouttes passent par le toit et mouillent le clavier, mais ça ne fait rien, je joue. Les gens viennent, des enfants des écoles, ou bien le gardien, ils écoutent un instant, mais c’est toujours le même air alors ils se fatiguent et ils s’en vont. Un jour M. Jules Patel qui travaille à la mairie m’écoute, il me dit : « Tu joues bien, mais tu joues tout le temps la même chose ! » Je dis que je ne connais rien d’autre, ce n’est pas vrai, autrefois je suis capable de jouer Chopin et Debussy, mais je n’ai pas envie de parler de ma grand-mère Beth et du piano qui est toujours à nous, est-ce que ça le regarde ? Alors pour qu’il ne pose pas de questions, je ferme le couvercle et je sors du théâtre. J’attends de trouver un autre piano, une occasion, un mariage, par exemple, ou bien pour le jour de l’an, ce jour-là je peux entrer à l’hôtel Golden Tulip de Quatre Bornes, et je joue sur le grand piano noir chinois dans le hall, mais si ce n’est pas le jour de l’an, ils ne veulent pas d’Auld Lang Syne, ils disent que cette chanson-là ça les rend malades.
Macchabée
Retrouver les traces, presque impossible. Ou bien rêver. Retourner au premier temps, quand l’île était encore neuve — neuve d’humains, au bout de millions d’années de pluie, de vent, de soleil. Après les tremblements de terre, les coulées de lave, les raz de marée, les déluges, les glaciations. Chercher les grottes, dans un sol acide il n’y a pas de place pour les ossements. La forêt, ce qu’il en reste. La première fois que j’ai rencontré Aditi, au bureau du Mauritius Wildlife Fund, elle m’a montré la carte de Maurice. En 1796, l’année où Axel Felsen débarque à l’île de France avec sa famille, la forêt couvre les neuf dixièmes de l’île. En 1860, quand les Felsen participent à l’ère industrielle, dans les plantations de tabac (tout le monde n’est pas sucrier), il reste encore quelques poches de forêt endémique, sur les hauteurs, aux gorges de la Rivière Noire, à Chamarel, peut-être à Deux Bras. Aujourd’hui, plus rien. Quelques miettes, des haillons arrachés, entourés de clôtures, tranchés par les routes. Assis avec Aditi sur une roche, au bord de la piste de latérite, nous imaginons ce qu’ils ont vu, du pont de leurs navires — tes ancêtres, dit Aditi, parce que les miens voyageaient à fond de cale, jusqu’à la porte qui les menait à la lumière aveuglante du quai, et aux charrettes qui les conduisaient au lieu de travail. Les tiens : van West-Zanen, sur le pont de l’Enkhuizen, Cornelis Matelief, Pieter Both, depuis la dunette du Wapen van Amstelredam, et Thomas Herbert, du pont du Hart. Ou bien les matelots du Gelderland lorsqu’ils ont mis leurs pieds nus sur le sable mou de Tamarin. Les dodos étaient partout ! Silhouettes sur les côtes rocheuses — alors les explorateurs croyaient voir des pingouins — courbées comme des petits vieux entre les buissons épineux, à la recherche de graines, et leurs croupes rondes promettaient aux estomacs affamés des couches de lard délicieux, à fondre dans les baquets, pour s’enduire contre les brûlures du soleil et du sel. Ainsi parlait Willem van West-Zanen dans ses vers de mirliton :