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Le soleil brûle la forêt, la mare étincelle. Les oiseaux se sont cachés sous les arbres, pour fuir le danger. Ils sont silencieux, puis l’un d’eux oublie et chantonne. Sa voix fait un roulement doux d’abord, et une autre voix fait écho, le bruit enfle, recouvre la forêt. Un bruit de moteur qui peine, un ahanement aigu, aigre, qui racle et remue, un roulement de pierres dans les ravines, de mer dans les criques, un chant qui bat en côte et remonte l’île dans tous ses coins, emplit les creux et les mares, coule dans les ruisseaux parmi les blocs de lave, descend jusqu’à la mer. Encore quelques battements, quelques journées, les oiseaux se croient les maîtres de l’île malgré la mort qui approche, dans leur dooo-do, dooo-do doux et aigre ils veulent faire croire au monde que rien n’a changé et que rien ne changera, que rien ne va disparaître, qu’ils sont ici pour toujours, qu’ils vont continuer à arpenter cette terre de leur démarche grave et stupide, des « burgemeesters », dit la chronique anonyme, leur marche de pingouins sans banquise, en « rangs, aller-retour, et leur apparence est triste », écrivit Pierre André d’Héguerty en 1751, mais ils ont déjà deviné leur destinée, que les paradis ne sont pas éternels, que le mal y entre un jour ou l’autre, sous les traits d’aventuriers cupides et affamés, le mal est entré dans cette île et les tuera tous, jusqu’au dernier.

Le soir descend sur Macchabée, les gros oiseaux solitaires se sont éloignés de la mare. Peut-être qu’ils ont compris le danger qui rôde autour des points d’eau, le danger inconnu, juste quelques ombres qui passent, un porc sauvage aux défenses en spirale luisant sur sa face noire, un chat-tigre, une mangouste échappée, ou le pullulement des rats dans les herbes, à la recherche des œufs. Les gros oiseaux sont arrêtés au bord de la forêt, leur œil rond se couvre d’une taie, la fumée de la nuit pèse sur leur tête et ils enfouissent leur bec géant sous leurs moignons d’ailes, ils s’endorment. Dans la forêt résonnent des cris inconnus, des aboiements, des appels. Les miliciens redescendent vers la côte, les singes jappent. Encore quelques battements. Encore quelques nuits, avant que l’ère des oiseaux s’achève.

Maintenant des cris d’hommes, des maraudeurs qui rôdent dans leurs plantations sauvages de gandja, ils trouent les grillages du parc et ils courent sur leurs sentiers de contrebande, leurs sacs bourrés de feuilles fraîches. Sous le couvert des arbres, vers la cascade, du côté de Mananava, à Belle Vue, ou bien dans le fond de la Petite Rivière Noire, en route vers Case Noyale et Cent Gaulettes. L’éclat des torches électriques qui s’allument, s’éteignent, reviennent. Dormez, gros oiseaux, gros dodos, glissez-vous vers les songes, fermez vos yeux au monde et entrez dans la préhistoire, vous, les derniers habitants d’une terre qui n’a pas connu les hommes !

L’Harmonie

Je connaissais la Surcouve. Ma mère m’avait parlé d’elle, la femme la plus excentrique de cette petite communauté de Franco-Mauriciens qui compte un nombre respectable de loufoques et de foucas. Jeanne Tobie, ainsi surnommée parce qu’elle descend, à ce qu’on dit, de Robert Surcouf et qu’elle a la langue bien pendue et n’hésite pas à monter à l’abordage. Je ne cherchais pas spécialement à la rencontrer, mais dans une île, le hasard n’existe pas. J’ai pensé aux derniers débarquements d’esclaves, après 1810, alors que les Anglais ont interdit le commerce des humains, fermant les terribles comptoirs de Kilwa, de Zanzibar, de Foulpointe. Les trafiquants n’avaient pas le choix, ils ont continué leurs livraisons en cachette, dans des lieux déserts, loin des garde-côtes et des forts militaires. Pour cette raison, et aussi pour des intérêts stratégiques, les Anglais ont bâti des tours de garde, connues sous le nom de tours Martello, qu’on trouve un peu partout dans le monde sur les côtes fréquentées par les Britanniques, en Corse, au Québec, en Afrique de l’Ouest ou à Guernesey, et bien sûr à Maurice. À l’entrée de Port-Louis, à La Preneuse, devant la Pointe aux Sables, les tours sont cernées par les habitations. J’ai eu envie de voir la dernière tour Martello encore debout dans sa solitude orgueilleuse, à La Saline, près de la Rivière Noire, la tour de l’Harmonie. Après une demi-heure de marche au soleil, je me suis retrouvé sur la langue de terre qui conduit à la ruine de la tour. J’étais sur la plage de sable vaseux et de coquillages pilés, je regardais la mer. C’était vers la fin de la journée, il y avait quelque chose d’irrémédiablement mélancolique dans cette baie fermée, la mer sombre et le ciel gris traversé par les vols lents des corbijous en route pour leur sommeil. La chaleur humide s’accrochait à la Tourelle de Tamarin, voilait la belle endormie du Rempart. Le long de la plage, aux abords de la tour, les bicoques en bois avaient un air d’abandon. Pas pour longtemps : à l’entrée du chemin de terre, un panneau indiquait que sur cette presqu’île serait bientôt édifié un condominium de grand luxe, avec piscines et port privé, le long de l’embouchure de la Petite Rivière, et vue imprenable sur le Morne Brabant.