Выбрать главу

Je suis sorti de chez Jeanne Tobie. En vain j’ai essayé d’apercevoir les fantômes, âmes errantes entre la mer et les roches noires des montagnes. Après une ondée sur les hauts, le ciel s’est déchiré sur un arc déployé d’un bout à l’autre de l’horizon, et le soleil a éclairé les champs de cannes, les arbres de la forêt, comme s’il n’y avait pas d’humains sur cette île. C’était l’heure où les canots débarquaient les captifs. Dans le silence du crépuscule, avec les mêmes cris rauques des corbijous, le raclement des vagues sur le sable. Mais maintenant il n’y a que les silhouettes des garçons et des filles revenant de la glisse, vêtus de leurs combinaisons noires, un instant confondus avec les corps luisants des Africains et des Malgaches livrés par les bateaux, enchaînés deux par deux.

Jeanne Tobie m’a rejoint sur la plage. Elle aussi regarde la baie où la nuit s’installe. J’allais lui dire une banalité, juste quelques mots de consolation pour qu’elle oublie son obsession — après tout elle sera peut-être morte avant que le chantier soit fini —, mais c’est elle qui parle des fantômes.

« Vous voyez ce beau pays, ce coin de paradis, c’est ce qu’ils disent sur les dépliants, ceux qui arrivaient par la mer voyaient tout ceci en premier, la ligne des montagnes dessinées par les fées, ou par les démons ? »

Sa voix est assourdie, j’y perçois une note d’angoisse.

« Pas un jour sans que j’y pense. Sur cette plage, tous ces corps rejetés par les vagues. Sur eux on jetait de la poix, pour les brûler, pas par religion, pour éviter la contagion, ou pour ne pas laisser de traces. L’horreur, monsieur O’Connor », elle oublie déjà mon nom, « l’horreur quoi qu’on raconte. Les gens viennent de partout, ils vont passer leurs vacances dans les palais au bord de l’eau, ils diront : “Ah, l’Harmonie ! Quel joli nom, n’est-ce pas ? On est bien, au calme, la mer pour horizon, loin du peuple mauricien. On est entre nous.” Mais chaque soir, s’ils viennent de ce côté, ils vont comme moi entendre les morts, les pleurs des enfants, les coups de fouet, les injures des gardiens, les aboiements des chiens ! »

Allons, on ne m’a pas menti. La Surcouve est bien la descendante du corsaire, prête à sabrer tout ce qui lui déplaît, y compris l’héritage de son ancêtre. Elle ne s’est pas endormie sur son or, elle n’a pas engraissé dans des habits de cérémonie, entourée de flagorneurs et d’honneurs. Elle est debout toute seule sur sa plage noire, face aux fantômes.

« Vous reviendrez me voir, n’est-ce pas ? »

Je n’ai rien promis. La vie est courte et cette île est infinie.

Emmeline,

elle s’appelle Emmeline Carcénac, elle a quatre-vingt-quatorze ans, elle est la dernière descendante de Sibylle, la fille d’Axel. Je veux la rencontrer parce que je sais qu’elle a connu mon père dans son enfance, même si elle est lointaine dans l’histoire de notre famille je l’appelle tante. Depuis longtemps elle a quitté le domaine Alma pour vivre dans une petite hutte en bois, à côté du Mahatma Gandhi Institute. Elle vit seule, malgré son grand âge, sauf que de temps à autre elle partage son logement avec une autre vieille, pensionnaire à Bonne Terre, une certaine Olga, une ancienne chanteuse d’opéra à ce qu’on raconte, originaire de Pau, et qui a fini par échouer ici après une vie d’aventures. Par Mme Pâtisson, ma logeuse à Blue Bay, j’ai eu son adresse. Pas de téléphone. Si on veut la joindre, on appelle la boutique chinois au carrefour de Moka, et M. Li envoie un garçon à vélo qui revient une demi-heure plus tard avec la réponse. Emmeline n’a pas d’argent, pas de relations, elle a coupé les ponts avec ceux d’en haut, les Armando, les Robinet de Bosses, les Escalier, ceux d’Alma. De toute façon tous ceux de sa génération sont morts. Mais les gens ont la mémoire longue, ils se souviennent du temps d’autrefois, lorsque Emmeline Carcénac était quelqu’un. La légende a survécu.

Emmeline m’accueille sur le pas de la porte. C’est une petite vieille en robe-tablier, coiffée en chignon, pieds nus dans ses savates. Elle semble robuste pour son âge, elle n’a pas besoin de canne. Son visage fripé, tanné, édenté ressemblerait un peu à celui d’une Indienne d’Amérique, sauf qu’elle a les yeux d’un vert trouble.

« Viens me voir, approche ! » Elle me tutoie d’emblée, parce qu’elle croit que nous sommes de la même lignée, ou bien peut-être qu’elle tutoie tout le monde, à la mode créole. « Tu dois ressembler à ton père, je l’ai bien connu, il a dû te parler de moi ? »

Je ne m’en souviens pas. Mon père ne parlait jamais du temps d’Alma. Pourtant je souris et je l’embrasse, je lui mens : « Bien sûr, tante, il me parlait souvent de vous. » Je lui apporte un cadeau, son péché mignon, m’a confié Mme Pâtisson, une bouteille d’eau de Cologne La reine des fleurs parfumée à la coumarine, Emmeline la respire en fermant les yeux. Une odeur un peu poivrée, sucrée, le relent d’un temps révolu.

Nous sommes assis sous la varangue, plutôt un auvent, avec un toit en plaques de plastique rafistolées, et des poteaux en fer peints vert jardin. La maison est un peu en retrait par rapport à la route de Moka, au milieu des massifs de thuyas, de la varangue on peut suivre le mouvement des autos et des camions. Il est onze heures du matin, Emmeline va préparer du thé au lait. J’entends une grosse voix d’homme dans la cuisine : « C’est qui ? »

En revenant, Emmeline commente : « Olga ma pensionnaire, elle est un peu concierge. » Elle crie vers l’arrière : « Olga ! Viens voir mon neveu Jérémie ! » Je suis étonné qu’elle ait retenu mon prénom. Peut-être qu’elle s’est renseignée sur ma présence dans l’île, ces vieilles gens sont pareils à des araignées qui ont tissé leur toile sur tout le territoire.

Olga ne vient pas. Il semble qu’elle soit dans ses mauvais jours. Mme Pâtisson m’avait prévenu : « Sa chanteuse, elle n’est pas commode. Quelquefois la vieille Emmeline et Olga restent des jours entiers sans se parler, chacune à un bout de la maison, elles communiquent par des mots qu’elles se glissent sous la porte. »

Plus aimable que sa patronne, un petit chien gris vient me saluer, et quand je demande à Emmeline son nom, elle répond : « Est-ce que je sais, pour moi tous les chiens s’appellent Licien. » Il fallait y penser !

Ici aussi, sur une assiette fêlée attendent cinq napolitains roses.

« S’il t’a parlé de moi, ton père a dû te raconter comment nous courions les champs de cannes pendant des heures, comme des enfants sauvages. J’ai trois ou quatre ans de plus que lui, c’est moi qui l’entraînais, nous allions en haut de la colline pour chasser les lézards, ou bien nous allions vers l’étang. »

Je n’ose pas lui dire que mon père est mort depuis des années, de toute façon elle a l’âge où cette nouvelle ne cause pas de surprise. Je me rappelle avoir regardé le plan d’Alma, morceau par morceau, je me souviens de tous les noms du voisinage, Circonstance, L’Avenir, Verdun, La Marre, Bar le Duc, la Dagotière. Je n’ai pas besoin d’énumérer les noms, Emmeline se laisse aller à son monologue. Mais au contraire de Jeanne Tobie, c’est plein de fantaisie et de bons souvenirs.