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« Au temps de la coupe, nous faisions les fous, nous courions partout, c’était l’odeur de la canne mûre, ça sent un parfum qui fait tourner la tête aux enfants, alors les enfants étaient ivres, ils allaient partout, l’usine tournait à plein, les enfants ramassaient les cannes tombées des camions, quelquefois on rencontrait les troupes des coupeurs, ils ne nous regardaient même pas, ils avançaient en rang avec leurs couteaux, vlan ! vlan ! et nous, nous étions couchés dans les cannes comme des tandracs, ils auraient pu nous couper en deux, c’était moi qui donnais le signal, je tirais les autres par la manche et nous courions ! Jusqu’en bas, vers l’eau, il faisait si chaud que nous entrions dans l’eau noire sans souci pour nos habits, même si nous savions qu’au retour à la maison nous allions être grondés. »

Emmeline se balance un peu sur sa chaise, elle ne goûte pas son thé, ni moi non plus, sa voix est claire et ne tremble pas, et moi je bois ses paroles, puisque c’est tout ce que mon père ne m’a jamais raconté, la mémoire d’un monde disparu.

« Ça ne durait pas longtemps, le temps de la coupe, à ce moment des centaines d’ouvriers envahissaient Alma, les camions repartaient chargés, ils semaient les cannes tout le long des chemins, les enfants les ramassaient, aussi les vieilles femmes du bourg, elles faisaient des paquets qu’elles portaient sur leur tête, et nous nous marchions en suçant les cannes, je n’ai jamais rien mangé de si bon, c’était à la fois doux et amer, ça avait le goût de la terre… »

Elle se balance sur sa chaise qui craque, sa voix énonce une litanie, une prière. Dans la cuisine, j’entends Olga fourgonner, bougonner. Peut-être qu’elle écoute elle aussi, d’une oreille distraite, elle a dû entendre tout ça cent fois, et en même temps c’est un monde qu’elle ne peut pas imaginer, aucune aventure ne peut l’égaler.

« Nous rapportions les cannes, nous les laissions à l’entrée de la cuisine, comme si elles allaient servir à quelque chose, je crois que la bonne les donnait à manger à ses vaches… Notre maison à nous, c’était loin des champs, vers Circonstance, les cousins habitaient près de la voie ferrée, en haut, ce n’était plus Alma, c’était Leriche, près du canal, on marchait sur la voie mais ça faisait un bout de temps que le train ne circulait plus, par endroits les rails étaient démontés… Votre maison était plus jolie que la nôtre, c’est là que ton père est né, plein de fleurs partout, des rosiers, et une allée de palmistes, un petit bassin, je vous enviais, j’aurais voulu habiter là, mais nous, nous étions à côté de l’usine, pas de jardin, pas d’arbres, la coupe commençait et alors la poussière des camions tombait partout, Maman gémissait, ça commence, on va vivre dans cette atmosphère comme à Pompéi, on va être ensevelis sous les cendres. »

Elle s’arrête, elle essuie ses yeux, je pense qu’elle a attendu tout ce temps pour parler d’autrefois, et je comprends qu’elle invente tout cela, elle invente l’histoire des habitants, les Carcénac, et surtout les Felsen, elle prononce Fe’sen à la créole, et Alma, non pas à cause de la bataille de la guerre de Crimée, mais parce que Alma c’était le nom de l’épouse d’Axel, Alma Soliman, la première femme à habiter ici, c’était la mode des prénoms italiens, et puis c’est son âme dont elle parle, son alma mater, sa mère nourricière. Qui d’autre pourrait l’entendre ? Certainement pas Olga qui ne pense qu’à manger, et les autres, les autres ne s’en soucient pas, ils sont d’une époque nouvelle, ils n’ont rien connu d’autre que les routes embouteillées, les centres commerciaux, Carrefour, Darty, Coromandel, et maintenant Maya qui attire toutes ces voitures qui passent devant la hutte d’Emmeline Carcénac.

« Tu vois, Jérémie, quand ton père est parti d’ici, j’ai eu l’impression que mon petit frère s’en allait, il a promis de m’écrire, mais une fois en France il a tout oublié, juste une fois quand je me suis mariée il m’a envoyé une carte, congratulation, même pas du français, et sa signature, plus rien. J’avais son adresse, mais je ne lui ai pas écrit moi non plus. J’ai pensé que tout ça était fini. Et c’est bien fini, n’est-ce pas ? Il ne reste plus rien de ce temps-là. Mon mari est mort, et nous étions ruinés, mes enfants sont allés vivre ailleurs, un en France, l’autre en Australie, tous mes petits-enfants sont ailleurs, en Suisse, au Sud-Afrique. Ils font des études, ils ne viennent qu’une fois par an, et ils vont plutôt à la mer, Moka ça ne les intéresse pas, tu vois où je vis ? Ils téléphonent au Chinois, mais c’est juste pour savoir si je suis encore vivante. Alors toi qui viens me voir, je ne peux pas te dire, c’est mon histoire qui revient, Alma, les champs de cannes, le ruisseau, l’étang, tout ça qui n’existe plus, vois ce qu’il en reste ! »

Elle ne me montre pas de photos, pas de bibelots, sa maison est vide. À elle aussi, j’ai une question à poser, mais je ne sais pas comment m’y prendre. Emmeline est si âgée, si lointaine. Elle est pareille à une étoile qui brille encore alors qu’elle a cessé d’exister. Elle parle de gens que je ne connais pas, des noms qu’elle énumère : « Tu sais, pour Amélie Lejeune ? Et les Weiss ? Sedaine ? Et Pierrette Pernoud, et mes tantes Lejal, Cécile et Simone ? Ton père te parlait de ces gens-là ? Est-ce qu’il te parlait de moi ? Il est parti si jeune, il était joli garçon, brun comme toi, avec une barbe soignée et des cheveux longs romantiques. Après, il a épousé ta maman, une Anglaise de Londres, la nouvelle a couru par ici, les jeunes filles étaient jalouses, par dépit elles ont pris n’importe qui pour mari, en réalité ce qu’elles espéraient c’est quelqu’un qui les emmène loin d’ici, ce pays de vipères, disait mon père, moi aussi j’étais jalouse, pas comme elles, mais parce qu’il ne m’a jamais rien dit de ses projets, et je l’ai appris de la bouche de ma mère : Tu sais, Alexandre, ton amoureux ? Eh bien, il se marie avec une Anglaise, tu te rends compte ? »

J’écoute son bavardage, avec Jeanne Tobie je me suis habitué, mais je voudrais bien lui poser la question, la seule question qui importe. Je ne sais pas si j’ai le droit, moi qui ne suis pas d’ici, qui ne connais rien à la vie dans l’île, moi qui vis si loin, dans l’abri de mes certitudes. Je regarde son visage ancien, la peau collée aux os de son crâne, tachée de brun par l’âge et la lumière.

« Est-ce qu’il t’a raconté quand nous sommes allés au cinéma ensemble pour la première fois ? C’était juste avant son départ, tes grands-parents avaient déménagé d’Alma pour aller à Rose Hill. Lui s’était engagé dans l’armée pour échapper à cette histoire, il portait son uniforme kaki, son petit bonnet, il avait signé son engagement mais il ne l’avait dit à personne, il avait tout juste quinze ans, pour avoir l’âge légal il avait falsifié ses papiers. Il est parti rejoindre le corps colonial, pour l’exercice en forêt. Nous avons pris le train jusqu’à Curepipe, il pleuvait à verse, il m’abritait sous sa capote militaire. Nous sommes allés au cinéma voir un film muet, Œdipe roi, plus personne ne connaît ça, ensuite nous avons mangé un gâteau dans la pâtisserie à côté du Carnegie, et puis il m’a ramenée jusqu’à Saint-Pierre. C’était la dernière fois, après ça je ne l’ai plus jamais revu. »

Il me semble que j’ai trouvé un moyen. En me penchant un peu, parce que j’ai envie qu’elle fasse attention à ce que je vais lui dire :

« Tante, est-ce que vous avez connu Topsie ? »

Elle est étonnée par ma question, elle ne répond pas tout de suite.

« Tu veux dire… Topsie, le vieux Topsie qui était à Alma depuis toujours ? »

Je crois qu’elle a compris le sens de ma question.

« Moi je ne m’en souviens pas, je pense bien qu’il est mort avant ma naissance, mais tout le monde parlait de lui, quand il est arrivé à Alma, et qu’on l’a débarqué de la charrette, et qu’il s’est sauvé dans les arbres parce qu’il croyait qu’on allait le manger. »