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Tous les jours je marche. Tout le jour. Je marche tellement que mes souliers ont des trous. Quand les trous sont trop grands, et que je ne peux plus les boucher avec du carton, je pars à la recherche d’autres souliers. Je sais où en trouver. Je vais vers les hauts, du côté du Trou aux Cerfs, du côté du Jardin botanique, de l’église swedenborgienne. Là, je peux trouver d’autres souliers. Je n’ai même pas besoin de fouiller dans les poubelles. Je demande aux nénénes, sur le pas des portes, et elles vont demander aux maîtresses, et elles reviennent avec une paire de souliers enveloppés dans du papier journal. Je garde aussi le papier journal. J’aime bien lire les nouvelles, même si elles ne sont pas très récentes, les souliers non plus ne sont pas tout neufs. Je m’assieds dans la rue à l’ombre d’un grand arbre, je ne lis pas très bien parce que les lignes s’emmêlent, je lis juste les noms propres, j’aime bien lire les noms. Je les retiens par ordre alphabétique, voici :

Chang Wing Sing Marie-Louise

Chawla Chahek

Cheeroh Zaynah

Chelember Madhvi

Cheong Youne Alison

Chojchoo Bibi Shazeea

Trilok Manu Rohan

Yee Tong Wah Jérémie

Les nénénes me donnent les souliers avec un mot gentil, elles m’appellent par mon nom Dodo, jamais Fe’sen Coup de ros, quelquefois elles blaguent un peu, elles font les amoureuses, je suis leur petit ami, elles rient de leurs dents blanches et elles me donnent les souliers. Je peux repartir, aller loin, jusqu’aux montagnes, jusqu’à la forêt, marcher à grands pas sur le bas-côté, les autos klaxonnent, les bus, les camions ont leurs freins qui grincent, il y en a qui me crient : « Hé, Dodo ! » Je marche et puis je suis fatigué et je m’assois sur les talus. Je regarde les montagnes, les nuages de pluie, quelquefois j’aperçois la mer au loin, du côté du Rempart, je vois le soleil qui brille sur les vagues.

Je finis toujours par arriver à Alma. Je traverse tous ces nouveaux quartiers, il y a beaucoup de jeunes, des étudiants, des employés de banque, ici personne ne me connaît, c’est un nouveau monde. Je passe par le pont Cascade, ou bien je prends un chemin de cannes par Minissy, je suis la rivière, au bord du ravin, là où le soleil brûle les yeux. J’arrive à Valetta, je passe sous le pont, et je longe le lac jusqu’à l’ancienne ligne du chemin de fer. J’aime bien venir ici, il n’y a jamais personne. Quelquefois une vieille qui ramasse des brindilles pour le feu, ou bien un laboureur qui traîne avec une bouteille d’arak. Auprès du lac, les chiens aboient. Je me méfie d’eux, petits chiens jaunes qui mordent. Là, je reste là. Le matin il fait doux au bord de l’eau, je guette les libellules. Je ramasse des cailloux et j’attends. Je cherche des cannes coupées, je suce le sucre, mes dents de devant ne sont pas bonnes mais j’ai de bonnes molaires, je peux écraser les fibres et sucer le jus, le jus âcre, amer, Papa le fait cuire dans un chaudron de cuivre jusqu’à ce que ça fasse de la boue, il dit que c’est bon pour la santé, que c’est pareil à boire la terre.

Alma. Je sais dire ce nom depuis que je suis tout petit. Je dis : Mama, Alma. Mama c’est Artémisia. Maman, je ne m’en souviens pas bien. Elle est morte quand j’ai six ans. Elle est grande et pâle. Il paraît qu’elle est en train de mourir lentement, du sang, ou des os. C’est une grande chanteuse, c’est ce que tout le monde dit, c’est pourquoi mon papa l’aime malgré les gens méchants qui veulent qu’elle parte parce qu’elle est créole, de l’île de La Réunion, avec beaucoup de cheveux frisés. Très maigre, toujours droite. Je me souviens d’elle avant sa mort, elle est debout devant la porte de la cuisine, elle est blanche, vêtue d’une chemise de nuit blanche. Harekrishna le jardinier dit qu’elle ressemble à un fantôme. Où est Artémisia ? Mama, c’est elle que je veux. Je crie vers le fantôme, ce n’est pas toi que j’appelle, c’est Mama, Artémisia, ma nénéne. Je ne veux pas toi.

Et puis je reviens vers le cimetière Saint-Jean. J’aime bien venir ici. C’est un peu ma maison, vu que je n’ai pas de maison à moi. C’est ce que je dis aux gardiens du cimetière et ça les fait rire : « Dodo, vinn lacaze ? » Ils se moquent de moi, mais ils me respectent, parce que je suis Fe’sen, le dernier du nom. Les Fe’sen, ils sont ici partout chez les morts : section O, section J, section M. Je ne les connais pas tous. Mais je sais où ils habitent. Achab Felsen avec ma grand-mère Jeannie Beth, près du grand bois noir. Eugène Felsen avec Marie Zacharie, près de la statue de l’ange Gabriel. Robert Felsen, « enn mon père » au bout de l’allée, à côté des Fitoussi. Sur la dalle de marbre il y a son portrait, mais il est à moitié effacé. Et à l’autre bout du cimetière, près du vieux mur, parce que personne ne veut d’eux ailleurs, Papa et Maman Laros sous une dalle de granit gris. Autrefois la dalle est entourée d’une chaîne, mais quelqu’un a volé la chaîne et il ne reste plus que les quatre poteaux en ciment percés d’un trou où on voit encore la rouille de la chaîne. Je viens avec un bâton de craie et je repasse les lettres qui s’effacent : Antoine Felsen, 1902–1970, et Hélène Rani Laroche, 1913–1940. J’aime ces noms. Ils sont très doux. Ils sont au fond de moi, des murmures. Je les dis tout bas et puis je passe mon morceau de craie sur les lettres et sur les chiffres. « Dodo ki li fer là ? » C’est le gardien, il est très grand et très noir, il a toujours un chapeau de paille sur la tête. Il est vêtu d’un complet veston noir taché et fatigué. Il s’appelle Jean. Missié Zan. « Ça pou’ s’effacer, mon vieux. Tu dois mettre la peintire. Mo pé donne la peintire. » Mais je ne veux pas de sa peintire. Tu peins un coup et puis tu oublies ? Tu restes un an sans revenir ? Non, non, les vieux veulent la craie. Ils me l’ont dit à l’oreille, dans un rêve.