C’est un souvenir si ancien qu’il crispe un peu son visage, comme si elle devait faire un effort pour l’arracher à l’oubli.
« Oui, on m’a raconté tout ça, à ton père, à toi aussi, Topsie perché sur son arbre, et les gens en bas qui lui criaient : Descends, personne ne va te manger, pas avoir peur, Topsie, viens nous voir ! Un vrai chat perché. Mais lui était libre, il avait été pris sur un bateau qui faisait la traite à Aden, on ne savait pas quoi faire de lui alors on l’avait donné aux Fe’sen d’Alma, c’est là qu’il a vécu, et quand il est mort, je ne sais même pas où on l’a enterré, je crois dans le petit bois près de la Mare, il avait passé sa vie à chasser les pigeons dans la forêt, tout le monde parlait de lui, il faisait partie de la famille. »
Elle réfléchit un peu, et puis les vannes de sa mémoire s’ouvrent davantage :
« Il y avait beaucoup de Noirs à Alma, dis-toi qu’à une époque ils étaient aussi nombreux qu’à Beau Vallon, cent ou cent cinquante, mais ça ne s’appelait pas encore Alma, ça s’appelait Helvetia, ou Saint-Pierre, je ne sais plus. Il y avait un camp près de chez nous, j’ai visité l’endroit avec Papa, il m’a montré un jour ce qui restait du vieux camp des Noirs, près de l’usine. Il y avait encore quelques cabanes, mais c’étaient des vieux et des vieilles qui habitaient là-dedans, bien misères. C’est très ancien, je sais. Il n’en reste plus rien, sauf les noms, Camp Veleta, Camp Kafir, et les traces dans les champs, les roches noires entassées en murailles, on appelle ça les pyramides créoles, moi je voudrais dire les monuments aux martyrs de la plantation. »
Emmeline fait un geste pour chasser ces fantômes.
« Nous les filles, nous rêvions d’aller en Europe, surtout à Paris, mais ça restait un rêve à moins d’épouser un officier de marine ou un bourgeois parisien, mais ils ne venaient pas souvent de ce côté. Nous habitions Alma, mais nous n’avions rien à voir avec la sucrerie, les affaires, Papa n’avait hérité de rien, tout est allé aux autres, à ceux de Circonstance, enfin tu sais déjà tout ça, tu connais leurs noms, nous, nous habitions là par charité, c’est ce que le vieux pirate Armando avait décrété, par charité, pour que nous ne soyons pas jetés à la rue. De votre côté, ton papa et tes grands-parents, vous habitiez un joli coin, près de la rivière, avec tous les beaux arbres fruitiers, les manguiers, les pamplemousses, et la forêt de palmistes, et bien sûr les Armando guignaient tout ça, ils en voulaient bien, alors quand l’usine a fait faillite, ils ont fait valoir que vous n’aviez pas de titre, que la maison et les arbres faisaient partie de la plantation, et qu’ils allaient récupérer tout pour installer la maison des administrateurs, pour la Lonrho, la Sugar Island, et c’est ce qu’ils ont fait, alors vous n’avez plus eu qu’à partir, et c’est pour ça que ton père s’est engagé dans l’armée, pas parce qu’il était tellement patriote, mais parce qu’il ne voulait pas assister à la déconfiture… Et tu vois, nous aussi, nous sommes partis, la vie devenait impossible, ils mettaient la bagasse à sécher dans la cour, et les camions, le charivari des camions, si ce n’était pas la coupe, c’était le labourage, ou bien ils brûlaient les souches des cannes sous le vent et nous étions dans le brouillard. »
Je suis resté longtemps chez la tante Emmeline. Dans sa maison, il n’y a rien, pas un souvenir, pas un objet familier. J’aime bien, cela donne plus de force aux souvenirs, parce qu’ils deviennent imaginaires. Elle a tout donné à ses nièces, à ses petits-enfants, elle n’a gardé que les meubles indispensables, la table dont personne n’a voulu, parce qu’elle pèse des tonnes, les chaises défoncées, et les ustensiles de cuisine de l’an quarante, casseroles sans manche, verres à pied ébréchés, assiettes dépareillées. Elle s’en moque : « Tu vois, Jérémie, l’héritage a eu lieu, Alma n’existe plus, et c’est tant mieux, ces châteaux des grands dimounes c’était tout de même un peu ridicule ! »
Sur la commode, un livre relié en cuir noir, mangé par le temps et les carias : L’Imitation de Jésus-Christ, traduction par l’Abbé Lamennais. Je me souviens d’avoir vu le même sur la table de nuit de mon père.
Emmeline commente : « C’était à mon arrière-arrière-grand-mère Sibylle, elle l’avait reçu d’Axel, pour son goût de la religion, j’imagine. »
Sur la page de garde je lis en effet la dédicace : Pour Sibylle, Axel Felsen, et son ex-libris en lettres d’or, un A et un F entrelacés.
« Il m’arrive de le relire, dit Emmeline. Ça a un peu vieilli, mais certaines phrases j’aime bien, ça dit qu’il faut renoncer au monde, c’est bien pour moi, de toute façon je n’ai plus le choix, n’est-ce pas ? »
Elle se lance dans son discours favori, un discours de vieille qui n’a plus que les souvenirs les plus lointains. Je crois qu’elle oublie qui je suis, ou bien elle s’en moque. « Ils ont disparu, plus personne ne se souvient d’eux, comment dit-on en anglais ? Dead as a dodo, c’est tout à fait ça… Cossigny, Maingard, Poret, Garnier… Dufresne, Protet… Moreau de Pers, Le Fer, Tréhouart, Portebarrée… Kergaliou, Kervern… Le Roux, Le Bon, Cochet… Quoniam, Laroque, Malefille, Lacombe, Malroux… Fabre… Giron, Loriol… Épron… Le Nouvel… »
C’est une litanie. Elle marmonne, les yeux mi-clos. « Tous ces noms, toutes ces familles… Les fêtes qu’ils faisaient, les mariages, les ramées, les paniers fleuris, les tables pleines de fruits… Les festins, dans les chassés… L’oncle Ravel, toujours en costume noir, et l’oncle Pestel, l’homme fort, il portait un cerf à lui tout seul sur les épaules, il le mettait à rôtir sur le feu… Et son petit-fils sur ses genoux, l’oncle Pestel le forçait à manger la viande presque crue : Allez, mange, sois un homme ! Il lui poussait les morceaux dans la bouche, à l’étouffer, pauvre enfant ! »
Elle s’adresse aux fantômes, elle aussi. « L’après-midi, on dansait, je ne sais plus quoi, le quadrille, la valse, c’était un orchestre créole, ils jouaient bien du violon, de la harpe, même sur un piano crapaud, les jeunes filles mettaient leur plus belle robe d’organdi, j’avais un bandeau bleu dans les cheveux, j’en étais très fière, nous attendions l’arrivée du prince charmant qui nous enlèverait, un officier français, ou même un Anglais ferait très bien l’affaire, pourvu qu’il nous emmène très loin d’ici, à Paris ou à Londres, mais il n’est jamais venu, ou bien s’il est venu il est reparti aussitôt, les demoiselles ils en voulaient bien, mais pas de leur famille, je pense que ça devait leur fiche la trouille ces familles de Maurice avec leurs grands airs et leurs dettes… Est-ce que tu connais l’histoire de cet Anglais, un écrivain, un officier de marine, comment s’appelait-il ? Konrad Korzeniowski, un Polonais à ce qu’on disait, il était officier dans la marine britannique, ici les familles aiment bien les officiers de marine, il a été reçu chez les Felsen, il a dansé avec la jeune fille de la maison, et puis presto ! subito ! il est reparti sur son bateau et il n’est jamais revenu ! Et la demoiselle en pleure encore, façon de parler parce que ça s’est passé autrefois, pour tout te dire la jeune fille c’était ma grand-mère, la petite-fille de Sibylle ! »
Mue par ses souvenirs, elle claudique jusqu’à son secrétaire, je l’entends qui brasse des papiers, et elle revient avec un carnet, plutôt un album, relié en peau et doré sur tranche.
« Tu connais ceci ? Ton père ne t’en a jamais parlé ? » Elle donne la réponse sans attendre. « Bien sûr que non, il n’allait pas aux fêtes, lui. D’ailleurs ça ne se faisait sans doute plus. C’est le keepsake de ma grand-mère, son carnet de bal. » Elle feuillette, ouvre vers le milieu : « Tiens, lis ce qu’elle a écrit là, ça va te rappeler quelque chose. »
Sur le papier jauni, l’encre a découpé des trous. Mais je parviens à lire le questionnaire, écrit en lettres penchées, d’une élégance surannée :