« Tu connais ceci ? Ton père ne t’en a jamais parlé ? » Elle donne la réponse sans attendre. « Bien sûr que non, il n’allait pas aux fêtes, lui. D’ailleurs ça ne se faisait sans doute plus. C’est le keepsake de ma grand-mère, son carnet de bal. » Elle feuillette, ouvre vers le milieu : « Tiens, lis ce qu’elle a écrit là, ça va te rappeler quelque chose. »
Sur le papier jauni, l’encre a découpé des trous. Mais je parviens à lire le questionnaire, écrit en lettres penchées, d’une élégance surannée :
Votre héros masculin ?
Votre héroïne féminine ?
Votre livre préféré ?
Votre musique ?
État de votre esprit en ce moment ?
En face de la question « Votre danse préférée ? » l’interlocuteur, sans aucun doute Joseph Conrad en personne, a écrit d’une main péremptoire : « Don’t dance. »
Olga paraît enfin. Elle ressemble à sa voix, elle est lourde, massive, vêtue de noir, ses cheveux teints aile de corbeau, son visage très pâle, mais surtout, elle est d’un autre monde, rien à voir avec Emmeline Carcénac. Sa façon de se tenir, un peu raide, elle n’a pas la souplesse de générations de propriétaires terriens, mais l’air emprunté des gens qui sont habitués à manquer de tout. Elle est peut-être vraiment russe, d’une famille d’émigrés installés à Pau, ou bien c’est son nom de scène, du temps où elle chantait partout sauf à Paris, en Algérie, au Mexique, en Uruguay.
Emmeline fait les présentations : « Jérémie, mon neveu, arrière-petit-neveu, enfin un Fe’sen de France, je vous en ai parlé, n’est-ce pas, Olga ? »
Olga ne dit rien. Elle s’est assise sur une des vieilles chaises pseudo-gothiques, de l’autre côté de la table monumentale, elle boit un verre d’orgeat, elle me regarde comme elle doit regarder tout ce qui entoure Emmeline. Toute cette histoire, ces histoires, ce bruit, ces roulements de tambour, pour elle qui n’a pas de famille, pas de passé, peut-être pas de patrie. Le roulement du flux sur les brisants, éteint peu à peu sur le fond des lagons, jusqu’aux plages où il pousse des débris irréels.
« Y a-t-il encore des Felsen à Maurice ? » J’ai posé cette question parce que c’est celle que me posera ma mère à mon retour, mais je connais déjà la réponse.
Emmeline se dresse sur sa chaise, son visage s’anime, ça doit être aussi son sujet favori : « Mais personne, Jérémie ! Tu entends, personne ! Fe’sen c’est personne ! » Elle continue sur sa lancée, devant Olga impassible : « Les aristos, à Maurice, on n’a pas eu besoin de leur couper la tête, on n’a pas eu à les pendre à la lanterne ! Ils s’en sont chargés eux-mêmes ! Les rois sont devenus fainéants, ils prêtent leur nom à des fabricants de voitures, à des horlogers, à des marchands de biens ! Ils ont tout vendu, ils ont laissé raser leurs maisons pour construire des boutiques et des restaurants. La seule chose qu’ils ont conservée, ceux qui ont été malins, c’est leur fortune, et ils l’ont mise à l’abri en Suisse. Maintenant il ne reste plus rien ! Et c’est tant mieux, ce pays va pouvoir respirer, les jeunes vont pouvoir trouver leur place. »
Elle se calme un peu. Je la regarde claudiquer vers la cuisine, je l’entends remuer la vaisselle, elle revient avec la théière, elle remplit les tasses, même celle d’Olga qui ne boit jamais de thé au lait, la seule chose à laquelle elle n’a jamais pu s’habituer à Maurice.
Mais au moment où je vais partir, Emmeline se ravise, elle retourne à son placard de souvenirs, elle apporte une coupure du journal Le Mauricien, le papier est terne, à moitié déchiré, je lis ce qu’elle a écrit en haut de la page, la date n’est pas si lointaine :
septembre 1982, le dernier des Felsen !
Dodo, que notre confrère anglophone The Telegraph avait plaisamment surnommé « the admirable hobo » (c’est-à-dire le clochard merveilleux), reste introuvable. Tous les réseaux charitables contactés n’ont pu que confirmer la nouvelle alarmante : Dodo a disparu en France ! Étant donné son manque de préparation, et l’approche de l’hiver, les pires hypothèses peuvent être envisagées : mort de froid, d’exposure, voire crime crapuleux. Dodo n’avait pas de moyens, mais il a pu être victime de congénères sans scrupules qui ont voulu le dépouiller du peu qu’il avait. En attendant, la légende du clochard merveilleux se répand, dans notre île comme en France. Dodo s’est évaporé dans la nature, il s’est perdu dans la population des errants, Dodo a disparu ! Et seul un miracle permettra de le retrouver.
Histoire de Topsie
Dans la Grande Terre, c’est là-bas qu’il est né, près du fleuve. Au temps de son enfance, Topsie est au bord du fleuve, il joue avec sa petite sœur, ils sont nus, ils pêchent les poissons et les chevrettes, ils s’amusent comme tous les petits enfants. Alors les diables à cheval arrivent au bord du fleuve, ils ont la peau bleue, de grandes robes noires, ils sont armés de sabres et de lances, ils tuent tout le monde dans le village et ils emmènent les enfants, loin, très loin à travers la forêt et le désert, ils galopent dans les herbes, et les enfants sont attachés sur la selle des chevaux comme des moutons qu’on va égorger, ils crient, ils appellent, mais personne ne les entend, les diables les emmènent jusqu’à la mer.
Topsie, quel est ton vrai nom, celui que t’a donné ta mère, quel est le nom de ta petite sœur, t’en souviens-tu ? Topsie ne se souvient de rien, ni de son nom, ni du nom de sa petite sœur, ni du nom de son village au bord du fleuve, les diables sur leurs chevaux ont tout effacé, pendant des jours et des nuits ils galopent à travers les plaines, ils vont jusqu’à la mer, et tout disparaît de l’esprit de Topsie, c’est pareil à un grand trou noir dans sa vie.
Topsie est prisonnier dans une île, avec lui beaucoup d’enfants et de femmes, mais il ne revoit pas sa petite sœur, les diables l’ont emmenée loin pour la vendre, pourtant Topsie rêve toujours d’elle, elle est debout toute nue au bord du fleuve, elle rit en lui jetant de l’eau, et ça veut dire qu’elle est morte parce que seuls les morts ne grandissent pas, elle est au bord du fleuve et elle attend Topsie, alors le jour où il mourra il la retrouvera et elle sera toujours la même, elle rira et elle lui enverra de l’eau.
Et dans la grotte, au bord de la mer, les enfants prisonniers ont froid, ils ont faim, ils pleurent, il n’y a qu’un peu de foul à manger, pour boire ils lèchent l’eau qui coule sur les murs de la grotte, pour se chauffer ils se serrent les uns contre les autres, mais Topsie ne parle pas la langue des enfants, il ne sait pas leurs noms, ni d’où ils viennent, et la nuit, les diables ferment l’entrée de la grotte avec une porte d’épines, le matin ils prennent ceux qui sont morts dans la nuit, les enfants, les femmes malades, ils les tirent par les pieds et ils les jettent dans la mer aux bêtes qui les dévorent.
Topsie, est-ce que tu te souviens d’après ? Après, dit Topsie, je m’en souviens, les grands bateaux sont venus, ils ont des mâts plus hauts que les arbres et des voiles plus blanches que les nuages, et dans le ventre des bateaux les enfants sont attachés deux par deux, et les femmes aussi, et tous tremblent de peur, alors d’autres diables noirs sont venus et ils frappent avec des cordes et des bâtons et les femmes et les enfants arrêtent de pleurer. Et le grand bateau voyage pendant des jours, l’eau de la mer entre dans le ventre du bateau, et quand la tempête s’arrête, les diables noirs prennent les femmes et les enfants noyés au fond du bateau et ils les jettent dans la mer aux bêtes qui les dévorent.