Ensuite, Topsie, raconte ! Ensuite, dit Topsie, il fait très chaud dans le ventre du bateau, et ça pue le caca et le pipi, et aussi l’odeur du sang des femmes, alors pour laver le bateau les diables noirs jettent des seaux d’eau de mer, ils ne donnent à manger qu’une seule fois par jour, de la pâte d’igname et une calebasse d’eau, et les enfants se battent entre eux pour voler la nourriture et l’eau. Qu’est-ce qui est arrivé, qu’est-ce qu’il s’est passé après ? Raconte, Topsie, raconte ! Après, dit Topsie, le bateau arrive dans une grande île où les habitants ne sont pas noirs, ni arabes, ils sont petits et jaunes, et les diables ont emmené les femmes et les enfants sur l’île et j’ai pensé qu’ils les emmenaient pour les manger, et le nom de cette île je m’en souviens c’était Mafia.
Après, le bateau est reparti, mais il n’est pas allé loin parce qu’un autre bateau est arrivé, un grand bateau avec une cheminée qui fume, et les hommes blancs sont entrés dans le ventre du bateau, ils ont détaché tous les enfants et toutes les femmes, et ils nous ont emmenés dans le grand bateau jusqu’au pays Moris, et puis dans le char à bœufs jusqu’à la case Fe’sen, et je tremblais de peur parce que les hommes blancs allaient me manger, alors je cours et je grimpe dans le grand arbre qui est toujours là, mais les grands dimounes me parlent, ils disent faut pas avoir peur Topsie, ils donnent des habits parce que je suis tout nu et ils me donnent à manger, et ensuite ils me donnent mon nom Topsie, même si Mon Père m’a baptisé et m’a donné le nom Emmanuel et maintenant c’est mon nom jusqu’à l’heure de ma mort, et après ma mort je retournerai au grand fleuve où je suis né et je retrouverai ma mère, mon père et ma petite sœur.
Krystal
Le fameux pilote s’est absenté. Il a sans doute dû assurer un remplacement, ou bien sa famille a besoin de lui, là-bas, en Hollande, à l’autre bout du monde. Il a raconté une craque à Krystal, pour lui expliquer son départ précipité. Ne t’en fais pas, baby. Je vais régler mes affaires et je reviens tout de suite. Est-ce qu’il a parlé de divorce ? Mais est-ce qu’on divorce pour une petite grue, même si elle est jolie comme un cœur, même si elle est fraîche comme une orchidée ? Je suis passé à travers la haie, de la pension Pâtisson au campement Dong Soo. Krystal est sur la pelouse, allongée sur une chaise longue, au soleil, à côté d’un coco loco et d’une pile de magazines étrangers. Elle est en bikini vert pomme, elle a au nombril un piercing de la même couleur. Elle ressemble à l’affiche de Lolita. En très brune.
« Je m’appelle Jérémie », je dis.
Elle a relevé la tête, elle n’a pas l’air étonnée de me voir. Elle dit : « Moi, c’est Krystal. »
J’ai failli lui dire « je sais » mais je me suis retenu à temps, je ne voudrais pas qu’elle croie que je l’espionne, pourtant je suis sûr qu’elle est au courant de tout. On est dans une île, tout le monde bavarde.
« Je vous ai vue l’autre jour, à Flacq, vous êtes montée dans un taxi. »
Krystal ne commente pas. Elle a à peine bougé depuis que je suis à côté d’elle, elle aspire un peu de coco avec sa paille. Elle est encore presque une enfant, elle n’a pas dix-sept ans, et elle a déjà l’assurance des jolies filles qui n’ont pas peur de se montrer. Elle a de beaux yeux très noirs, très brillants, avec quelque chose de froid et de décidé.
« Vous habitez toute seule ici ? »
Elle sait bien que je l’ai observée à travers les vitres de la salle de bains, de l’autre côté de la haie, ma question n’est pas très honnête, sa réponse non plus. Elle ment avec aplomb.
« Oui, j’habite seule ici, mais mon père vient me voir de temps en temps. Daddy est aviateur, il voyage beaucoup. Et ma mère est décédée, alors je suis seule au monde. »
Daddy, c’est le pilote, je comprends. Krystal énonce tous ses mensonges d’une voix tranquille, indifférente. Elle s’étire au soleil, elle est un petit animal, à la fois rusée et sans cervelle, l’homme un peu chauve qui couche avec elle doit avoir des filles de son âge, des filles bien qui vont dans un collège huppé, en France ou en Angleterre, des filles blondes qui participent à des gymkhanas et qui sont inscrites à l’Automobile Club, qui vont à Paris nager à la piscine Molitor, ou à Monte-Carlo au Sporting avec des Américaines.
« Et Daddy revient quand ? »
Krystal n’est pas dupe, elle a bien compris la question. « Daddy est très gentil, vous savez. » Elle a zézayé sur le mot « gentil », elle se reprend : « Mais il ne serait pas content de vous voir ici, il est jaloux, il vous a vu espionner derrière la fenêtre. »
Je me sens un peu vexé par le mot « espionner », Krystal ajoute tout de suite : « Oh mais c’est pas vous ! C’est la vieille bique, là, qu’il n’aime pas, et moi non plus. Je la déteste ! »
La vieille bique c’est Mme Pâtisson, ma logeuse. Et je trouve que ça ne lui va pas mal. Je suis sûr qu’elle écrit des lettres à la police de Blue Bay, pour dénoncer Krystal.
« Elle non plus, elle ne va pas être contente parce que vous causez avec moi, vous devriez rentrer chez vous ? »
Elle a dit ça d’un ton moqueur, mais je hausse les épaules.
« Ça vous dirait d’aller nager ? »
Elle est d’accord. Elle s’est levée paresseusement de sa chaise longue, elle marche jusqu’à la mer. Je la suis, j’ôte mon T-shirt, je pose mes lunettes sur le sable. À cet endroit les filaos ont semé des piquants, mais Krystal marche pieds nus sans se soucier des graines. Elle a de grands pieds plats, j’imagine qu’elle n’a pas fini de pousser et qu’elle sera une fille vraiment grande l’année prochaine. Elle est mince et longue, son corps sombre disparaît dans l’eau, je vois seulement une ombre sous la surface, entre les rochers noirs. L’eau est fraîche, je nage derrière Krystal, du moins j’essaie parce qu’elle me distance facilement, et je la vois qui reprend son souffle au large. Elle se moque de moi, elle crie : « Tu sais pas nager ! Attrape-moi si tu peux ! » Elle a une voix grave, un peu rauque. Elle s’amuse à revenir vers moi, elle plonge et elle me tire par les jambes, et au moment où je vais la saisir elle repart vers le large. J’ouvre les yeux sous l’eau pour la voir glisser, au milieu des poissons transparents qui s’écartent sur son passage. Au fond de l’eau, les rochers ont des formes menaçantes, par endroits les coraux font des forêts de bois de cerf aux pointes mauves empoisonnées. Krystal a pris pied sur une patate. Elle m’indique un endroit dans le lagon, une plage claire, elle plonge pour me montrer un massif de corail d’où sort une petite tête rouge, un clown. Je n’en avais vu que dans les aquariums. Un mouvement, la tête disparaît entre les lobes du corail.
Dans la mer, Krystal n’est plus la même. Ses cheveux sont lisses sur son cou, son corps a une couleur de métal noir. Elle est une créature de la mer, libre, osée, quelque chose de féroce dans son regard, dans son sourire. Elle est vraiment la fille du pêcheur de Mahébourg, elle a grandi sur une pirogue, elle peut prendre les poissons à pleines mains pour arracher l’hameçon, enfoncer le petit stylet dans leur cerveau. Elle est faite d’eau, de vent et de lumière. Je crois que je suis amoureux.
Maintenant elle retourne au campement, elle s’assoit sur la pelouse, elle s’essuie avec sa serviette. Je reste à la regarder, elle devient brusque : « J’ai faim, je vais chercher de quoi manger. » Elle s’habille, et elle part sans m’attendre. Je la suis sur la route, encore trempé, le T-shirt collé à ma peau.