Devant la plage publique, les baraques servent des gâteaux piment. Krystal mange les gâteaux huileux, elle rit. Elle redevient une enfant. C’est un après-midi sans problème, dans un lieu touristique, un lieu où il n’y a que le présent : nager, manger, courir. Des garçons sur la plage l’appellent par son prénom, lui lancent des vannes en créole, parce que je suis là, un vieux, un Français, peut-être qu’ils me prennent pour son pilote.
Je n’ai pas de voiture, Krystal est allée emprunter la mob d’un copain, dans une case du troisième rang, derrière la plage. Je monte derrière elle, je passe mes bras autour de sa taille, et nous roulons dans le vent chaud, à travers les quartiers résidentiels, la pétrolette fait aboyer les chiens et dégage une fumée bleue, et je dois écarter les jambes pour ne pas me brûler au pot. Je sens sous mes mains ses hanches dures comme un corset, ses cheveux encore mouillés s’agitent et cherchent à entrer dans ma bouche, je ferme les yeux pour ne pas recevoir les moucherons et la poussière, Krystal a mis ses grandes lunettes de soleil vertes, elle ressemble à une guerrière de manga. Nous allons jusqu’au bourg, elle s’arrête à la boutique de Dong Soo pour acheter du coca et des cigarettes. Ensuite elle laisse la mob au bord du trottoir, et nous allons nous asseoir sur un banc en ciment, devant la mer. Pour boire et fumer. On ne parle pas, juste quelques phrases hachées, sans importance. Des mots pour rire. Je sens un petit remous au fond de ma gorge, plutôt du côté de l’estomac. C’est un instant sans issue, je ne suis rien pour elle, rien pour personne peut-être. Je n’existe pas vraiment.
« Et Daddy ? Est-ce qu’il va revenir ? »
Elle ne me regarde pas. Sur les verres de ses lunettes, les mouvements des passants, les reflets des voitures font des lignes brisées, des serpents qui s’enroulent et se déroulent.
« Tu ne me guetteras plus, à la plage ? »
Ce n’est pas une question, c’est juste un ordre, il n’y a rien à ajouter. C’est sa vie qui m’échappe, je n’y peux rien, je n’ai rien à lui offrir. Je suis incapable de la sauver de ses erreurs. Elle en saura beaucoup plus que moi, même si je devais vivre encore cent ans. Je ne suis bon qu’à guetter, c’est ce qu’elle me dit.
Moi, avec mes études sur les oiseaux fossiles, mes enquêtes sur les camps d’esclaves, sur les trafiquants, les fantômes du passé. Une piste policière pour un crime dont les victimes ont disparu depuis plus de cent cinquante ans, et dont les auteurs n’ont jamais été inquiétés. Et celui dont on ne parle plus, ce Fe’sen caché, un fantôme dans un placard, le perdi bande qui s’est perdu en France ! Krystal, elle, est dans le réel.
Encore un instant, et tout sera oublié. Nous sommes deux enfants entre deux portes, qui jouent, rient un peu, puis se quittent et ne se reverront plus.
Nous avons fini de boire les cocas, de fumer les cigarettes mentholées. Nous reprenons la route sur la vieille mob bleue qui tousse, dont le pneu arrière s’écrase sous mon poids. Je sens encore la chaleur de son corps, l’odeur de mer dans ses cheveux qui bouclent. Elle me lâche devant la Roche aux Mouettes. Le cuistot de Mme Pâtisson, un gros garçon aux yeux pâles, me guette, l’air sournois, mais je ne sais rien lire dans son regard. Krystal dit : « Vous n’essayez pas de me voir, d’accord ? »
Elle repart, je la suis des yeux, la fumée bleue, le bruit de casserole du cylindre voilé, jusqu’à ce que la courbe de la route l’avale.
… Dodo…
Au bout de la route, tout à fait en bas, au grand cimetière de l’Ouest, je peux m’arrêter. Pas au bazar, parce que c’est toujours plein de monde au bazar, les gens vous bousculent, vous ne savez pas où aller, même les autos et les autobus veulent vous cogner. Non, je vais vers le cimetière, c’est là que je me sens bien, je suis dans ma maison. To la case ? On me connaît, au cimetière, je peux vivre là. Pas la vie de Missié Zan, qui s’embusque derrière les tombeaux, pour foncer sur les gens dès qu’il sent qu’il peut faire du casse. Non, vraiment chez moi, à l’abri, loin des vivants. Bien sûr c’est dangereux. La nuit, les voyous viennent fumer leur gandja sur les tombes. Je traverse le jardin sous les arbres, je longe le mur de pierre, par endroits il a été défoncé, les herbes et les arbustes ont poussé au milieu des pierres. C’est toujours plein de corbeaux, de martins. Je cherche un coin tranquille. À l’ombre d’un grand tamarin, c’est là que je préfère m’allonger. Mais il faut faire attention. Les voyous rôdent, ils savent que je n’ai pas une roupie, mais ils veulent me voler mes habits, ou bien me battre, pour se venger, pour s’amuser. Honorine me dit toujours de ne pas venir ici, mais c’est plus fort que moi, j’ai besoin de venir au cimetière de l’Ouest. Ça n’est pas Saint-Jean. À Saint-Jean, là où sont enterrés les vieux, tout est propre et bien ratissé, avec des pots de fleurs sur les tombes, même des décorations en porcelaine, des bouquets de roses avec des angelots, des inscriptions. Au cimetière de l’Ouest, près de la mer, c’est vide et sale. Il y a des tas d’ordures près du mur, les allées sont prises par les herbes et par les racines des arbres. À certains endroits les tombes ont été éventrées, peut-être que les voyous sont à la recherche des bijoux, ou des pièces d’or. Mais ils n’en trouvent pas, qui a envie d’enterrer quelqu’un avec des bijoux ou de l’or ? Tout ce qu’ils trouvent, c’est des chats qui errent entre les tombes, et des rats aussi gros que les chats. Ils n’ont pas peur, je m’approche des rats, ils se retournent et me regardent, ensuite ils filent dans leur trou sous la pierre tombale. Honorine dit qu’ils mangent les morts. Mais je crois que ça fait longtemps qu’on n’a pas mis des morts dans ce cimetière, c’est seulement des os et des cheveux qu’ils mangent sous les tombes. Plus loin, je trouve la tombe que je cherche, je m’allonge sur la pierre, près du mur, à l’ombre du tamarin, et je regarde le ciel avec les nuages. Les nuages, ils courent dans le vent, ils vont vers la mer. J’écoute le bruit de l’autoroute, de l’autre côté du mur. C’est un bruit continu, très doux, ça m’emporte très loin. Je ne dors pas. Je ne dors jamais dans le cimetière, je ne peux pas dormir, parce que mes paupières ont été mangées par la maladie. C’est pour ça que je suis toujours dans la même journée, du matin au soir et du soir au matin. Je glisse avec les nuages, dans le ciel ils ne dorment jamais, eux non plus, ils avancent en plein ciel, et moi j’avance avec eux, je vais de l’autre côté de la mer. Je viens sur cette tombe parce que Papa en parle, la tombe du premier Fe’sen qui est venu ici, de très loin, du bout de la mer, là où les bateaux ne vont pas plus loin, tout à fait le bout du monde. Ici, au cimetière de l’Ouest, on est au bout de l’île, à la fin de toutes les routes. Un jour si je suis capable, je voyage là-bas, au pays des Fe’sen. C’est un pays dans les nuages, un peu comme ici, au cimetière de l’Ouest, avec un grand mur de pierre, et au centre il y a la pierre des Fe’sen et sur cette pierre le nom est gravé, Axel, et sa femme Alma, Papa en parle quelquefois, il dit que là-bas Fe’sen est pareil à un roi, pas un grand dimoune, les gens ici font semblant, ils ne sont rien que des faire blancs c’est ça qu’on dit. Moi je suis un clochard, c’est ce qu’ils racontent, parce que je mange ce qu’on me donne dans la rue, mes habits sont les habits des autres, ils me donnent un pantalon troué, un veston fatigué et mes souliers sont trop grands, je les attache aux chevilles avec des ficelles et ça fait rire les filles dans la rue. Ici, au cimetière de l’Ouest, il n’y a pas de grands dimounes, leurs noms sont effacés, leurs pierres sont cassées par les cyclones, ou par les voyous qui rôdent pour je ne sais pas quoi, ici les tombes sont abandonnées, plus personne ne vient déposer des fleurs ou des guirlandes de roses en porcelaine. Les voleurs cassent les tombes, ils creusent la terre, pour voler les bijoux et les dents en or, moi je passe devant ces trous et je ne regarde pas, ça porte malheur, je saute par-dessus les tombes vides, les cochons marron et les corbeaux fouillent la terre pour avoir à manger. Des fois je regarde en passant, juste un coup d’œil, je guette le trou noir dans la terre, je vois les bouts d’os, les morceaux de planches des cercueils, je vois un crâne, une boule grise qui sort entre les roches. Alors je reste assis sur la tombe, c’est ici que dort Axel, j’imagine mais je n’en sais rien, je passe mon doigt sur les lettres effacées, je lis un bout de nom, rien d’autre qu’un bout de nom