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Le domaine du MWF est entouré d’un grillage, pour y entrer il faut pousser une haute porte. J’ai pensé à une prison, ou à un zoo. Je ne savais pas très bien ce que j’étais venu chercher. Je ne voyais pas comment le cœur pouvait être en cage. Peut-être simplement j’avais envie de revoir Aditi, cette jeune femme qui vit seule, une sorte de combattante elle aussi, comme Krystal, mais dans un autre genre.

Elle m’a emmené tout de suite dans sa forêt. Elle a pris un chemin à travers les broussailles, elle marche vite, presque sans toucher les plantes, presque sans se baisser parce qu’elle est petite et fluette, malgré son ventre qui contient son enfant. Elle est habillée d’un pantalon militaire baggy, d’un T-shirt, elle porte un blouson de nylon attaché autour de sa taille à cause de la pluie qui menace. Elle est chaussée de tongs en plastique, pas vraiment appropriées pour la marche en forêt. Lorsque je le lui ai fait remarquer, elle s’est moquée de moi : « Toi et tes Pataugas ! » En réalité, c’est elle qui est vêtue et chaussée pour la forêt. Elle bondit de roche en roche, elle escalade les troncs effondrés, sans une hésitation. Quand on arrive à une mare, elle enlève ses tongs, elle traverse et elle se rechausse en un instant. Elle avance un peu penchée en avant, grise et sombre, on dirait un oiseau coureur des bois. J’ai pensé aussi à mes vieux dodos, si empotés sur le sable des plages, mais invincibles à la course dès qu’ils entraient à l’intérieur des bois.

Aditi ne parle pas. Elle ne fait pas de commentaires, elle n’explique rien. Elle me fait visiter son domaine, le cœur de son monde comme elle l’appelle, sans s’arrêter. Je ne sais pas où nous allons. Elle suit une piste invisible, une brisée entre les feuilles. De temps à autre, seulement : « Là, regarde ! » Elle s’est immobilisée au milieu des branches, et je suis la direction de son regard. Je ne vois rien d’abord, puis mes yeux s’habituent à la complication des arbres, j’aperçois un éclair rose qui s’envole. « Pink pidgeon. » Je me souviens d’avoir lu que depuis dix ans il avait pratiquement disparu. Le visage d’Aditi exprime une joie puérile. « Alors, il est sauvé ? » Elle hausse les épaules. « Pas sûr, un cyclone peut tout détruire, ils ne sont pas assez nombreux, vingt couples seulement entre ici et l’île aux Aigrettes. Ils sont fragiles. » Elle reprend sa marche, plus lentement. Je comprends, c’est sa responsabilité d’être humain dans le domaine des arbres et des oiseaux. À côté de moi, elle parle bas : « C’est bizarre l’impression qu’on a devant une espèce en danger d’extinction. » Elle souffle un peu. « C’est une impression vraiment bizarre, tu ne trouves pas ? Quand tu penses que cet être vivant que tu as devant les yeux est l’aboutissement d’une longue histoire, et que cette histoire pourrait se terminer là, maintenant, demain, et que plus jamais elle n’existera sur la terre, et toi tu n’as rien fait pour la retenir… » J’ai envie de dire à Aditi : C’est pareil pour toi, moi, pour tous les hommes, chacun vit au bout de son histoire. Mais j’aime bien sa candeur, son travail volontaire pour sauver les pigeons roses et les cateaux, les crécerelles, les paille-en-queue, contre les déprédations de la vie moderne. Nous descendons une pente boueuse, au bout de la réserve. C’est l’endroit qu’Aditi veut me montrer, une clairière étroite traversée par un ruisseau. Aditi écarte les branches.

« Regarde, tu sais ce que c’est ? »

Au milieu des ébéniers, un tronc malingre, tortueux, avec des feuilles larges et dures, vernies, d’un vert jaunâtre.

« C’est tambalacoque. »

Aditi ajoute : « L’arbre de ton oiseau disparu. »

Il est jeune, quatre ou cinq ans à peine. Il a du mal à percer la voûte des frondaisons, à la recherche d’un rayon de soleil. Dans le sol moussu, Aditi trouve une graine, de la taille d’une grosse noix, plutôt allongée, d’un brun foncé rayé par endroits.

« C’est ça qu’il mangeait, ton oiseau dodo. On a prétendu qu’après la mort du dodo les tambalacoques ne pourraient pas survivre, parce qu’il était le seul à pouvoir digérer l’écorce de la graine, à la briser avec sa pierre de gésier, mais regarde, celui-ci est tout jeune, il prouve que l’arbre va continuer à vivre. »

Aditi me donne la graine, je la mets dans ma poche où elle rejoint la pierre blanche que mon père a trouvée jadis dans les cannes, près de la Mare aux Songes.

Nous sortons de l’enclos par une porte grillagée qu’Aditi referme soigneusement avec un cadenas qui me paraît être un antivol de mobylette. Fermée, contre qui, contre quoi ? Les voleurs de Sideroxylon grandiflorum ou d’araliacées ne doivent pas courir les chemins, et quant aux macaques, ce n’est pas un grillage qui les empêchera de venir semer les graines de goyavier de Chine. Ou bien c’est contre les petits dealers de gandja, qui font leurs plantations sauvages un peu partout dans la forêt ?

« Tu as vu le cœur, maintenant je vais te montrer le corps vivant. » Aditi est toujours un peu solennelle, mais j’aime bien qu’elle parle de la forêt. Elle connaît aussi l’objection : « C’est vrai que c’est illusoire de vouloir conserver les choses comme si rien ne bougeait dans le monde. Moi non plus, je n’aime pas cette idée de la nature vierge, il me semble parfois que c’est une idée de raciste, tu ne trouves pas ? — Mais c’est bien le MWF qui t’emploie ? » Aditi ne répond pas. « Quand j’étais petite fille, mon grand-père me racontait qu’il allait toujours dans la forêt, à son époque il n’y avait pas de cartes, pas de secteur protégé, il pouvait aller où il voulait sans rencontrer personne, seulement les singes et les cochons marron. Il partait toute la journée, quelquefois il passait la nuit en forêt, il disait qu’il entendait des voix, des pleurs, des cris, il racontait que c’étaient les fées, elles cherchaient les points d’eau, comme les marrons autrefois quand ils étaient poursuivis par l’armée des planteurs. Tu connais Grand Bassin, tu vois tous ces temples et ces machins, et la statue géante de Shiva avec son trident ? » Elle hésite comme si elle livrait un secret. « C’est mon ancêtre Ashok qui a découvert le lac, au siècle dernier. C’est lui qui l’a vu la première fois, il courait dans la forêt, comme tous les enfants de son âge, et il est arrivé là, par hasard, les Péris se baignaient dans le lac, alors il a nommé l’endroit Péri Talao, le lac des fées, et maintenant ça s’appelle Grand Bassin… » Je dis : « S’il revenait maintenant, il serait étonné de voir ce que c’est devenu. » Aditi ne répond pas à cette remarque. Elle n’est pas de ces gens qui parlent pour avoir l’air intelligent.

Au bout du sentier, un mirador en béton armé surplombe la vallée. Aditi escalade en un instant les échelons rouillés, et je la rejoins sur la plateforme.

« On a fait ça pour surveiller les incendies. Le prince Philip est monté dessus lorsqu’il est venu à Maurice. Moi j’imagine que c’est le coin d’où les marrons surveillaient la côte, pendant que les gens de ta famille leur faisaient la guerre. »

J’ai renoncé à lui expliquer que les Felsen ne faisaient la guerre à personne, après tout je n’en suis pas si sûr, ils vivaient bien au temps de la traite. Le vent souffle en rafales froides. Par une trouée dans les nuages, j’aperçois le bleu du lagon, l’île noire du Morne.

« Ici c’est territoire marron, annonce Aditi. Viens, on va descendre jusqu’à la rivière. »

Le sentier est boueux, abrupt, je m’accroche aux broussailles pour ne pas glisser. Aditi est loin en bas, elle descend vite, saute de roche en roche, elle fait cela depuis toujours, elle connaît chaque détail du chemin. Nous arrivons à la rivière alors que la pluie s’est mise à tomber. Au fond de la gorge l’air est chaud et lourd, je sens la sueur ruisseler sur mon visage et sur mon corps, elle se mêle aux gouttes froides de bruine. Ce sont d’abord des fougères, des arbustes emmêlés de lianes, et tout de suite après commencent les grands arbres, bois noirs, fromagers, colophanes, bois de natte. L’eau de la rivière coule en torrent entre les blocs de lave polie, en faisant un bruit multiple, irréel, qui semble venir de toutes parts. Aditi a disparu, elle est partie loin, en courant, pieds nus dans la rivière, je comprends qu’à cet instant elle n’est plus là pour moi, mais pour elle-même, son rituel, sa prière. Le MWF, les cahiers de notes, les photos, les inventaires, ce n’est rien pour elle, juste un prétexte pour vivre en forêt. Elle n’écrira pas de mémoire, elle n’enseignera pas au Muséum d’histoire naturelle à Paris ou ailleurs. Rien à voir avec ma recherche sur les traces de Raphus cucullatus, le gros oiseau inepte, mon anecdote, ma douce manie. Elle, c’est autre chose qu’elle vient chercher ici, quelque chose qui la relie au temps, au secret de la création, quelque chose d’aussi lointain et d’aussi constant que les chemins d’étoiles. Les hommes sont passés par ici, les marins aventureux, les criminels, les esclaves fugitifs, les botanistes à la recherche de la plante rare à laquelle ils donneraient leur nom, peut-être les chercheurs de trésors et les chasseurs d’histoires. Ils n’ont rien touché, rien changé. L’eau continue à cascader le long des basaltes, à remplir les bassins, à descendre vers la mer à travers le sable rouillé. Les grands arbres sont debout, agrippés à la terre, ils forment une voûte que la lumière pénètre seulement quelques secondes chaque jour. J’arrive à la grande clairière où les deux torrents se rencontrent pour former la Rivière Noire, je vois Aditi. Elle s’est couchée sur une roche plate, au milieu des eaux, elle est immobile, le visage tourné vers la canopée, sa silhouette est si légère et sombre que je crois voir une image, son reflet sur la roche mouillée. Je reste un instant à la regarder. Je n’ose pas lui parler, j’ai peur de troubler son silence. Ainsi elle me parle, elle nous parle à tous, pour nous dire ce qui existe dans ce lieu, dans la forêt, dans l’île. Ce qui n’appartient pas seulement à la mémoire humaine. Elle dit cela en silence, juste avec son corps confondu avec la roche, ses bras nus et ses mains jointes sur son ventre gonflé, ses pieds dans le courant. Ensuite je ne la regarde plus. Je me suis arrêté moi aussi au bord de l’eau, j’écoute les voix de la rivière, je sens l’odeur de la terre, l’acide ferrugineux du sable et des pierres, je vois les insectes minuscules danser sur les flaques, j’entends parfois un cri lointain, le grincement des paille-en-queue qui tournoient près de la falaise. Tout est glissement, murmure, épuisement, recommencement.