Je m’approche d’Aditi. Elle s’est assise sur son rocher. Elle me regarde, son visage s’éclaire d’un sourire.
« Viens, dit-elle. Tu dois reconnaître le ciel. »
Mais le ciel est caché par les feuilles, par les nuages. Elle dit doucement :
« Yad bhisa vatah parvata. C’est la crainte de Dieu qui fait bouger le vent, tu comprends ? Même le vent puissant qui souffle dans le vide du ciel reste dans le ciel, même les êtres vivants fugitifs sont Dieu. »
Elle a prononcé ces mots d’une voix tranquille, sans emphase. Ensuite elle me tend la main pour que je grimpe sur le rocher. Nous restons assis côte à côte, main dans la main. J’écoute les bruits des deux torrents, j’écoute le vent, je sens la voûte du ciel au-dessus de ma tête, j’entends les voix des feuilles, des animaux dans leurs terriers, dans leurs ravins. Le temps d’avant les hommes, à Mare Longue, à la Mare aux Songes. C’est cela que je suis venu chercher ici, sans doute. Le temps où tout est encore possible, juste un peu avant la mort. Nous restons assis longtemps, dans la lumière du jour qui glisse, sous la muraille des arbres, au bord de l’eau noire qui coule autour de nous. La main d’Aditi devient froide. D’un bond elle se lève, elle regagne la rive, elle marche vers le bas, elle s’en va. J’ai du mal à la suivre, j’ai peur de la perdre.
Je la rejoins à la route, là où l’administration a construit des toilettes publiques et un centre d’information. Aditi a tout prévu. Elle dit : « Toi tu continues par là, tu trouveras l’arrêt du bus au bout de la route, comme ça tu pourras rentrer chez toi. Moi je dois retourner au camp, il y a une réunion ce soir. »
Je ne peux pas croire que tout ça n’aura lieu qu’une fois. « Je pourrai revenir demain, ou un autre jour ? Pour écouter le cœur du monde. »
Aditi me regarde, elle a une lueur d’amusement dans les yeux. Pour elle, je suis un enfant, et c’est elle l’adulte. « Tu peux venir quand tu veux. Quand tu as le temps. » Elle ajoute après une seconde de réflexion : « Ou quand tu seras fatigué de chasser des rêves. » Puis : « Toi le chasseur d’oiseaux. Toi le justicier. » Elle se moque, et comme je suis dépité, elle me donne un baiser léger sur la bouche, le temps de sentir son odeur, l’odeur de sa sueur et de ses cheveux mouillés par la pluie.
Elle s’est détournée, elle s’en va vite. Elle reprend le chemin qui s’enfonce dans la gorge déjà obscure de nuit, elle remonte vers la falaise. Un instant j’essaie de l’apercevoir. Parvenu à l’embouchure de la Rivière Noire, je me retourne, je vois que la montagne est complètement recouverte par un nuage blanc. Je crie vers le fond du ravin, « A-diii-ti !… », un drôle de cri qui résonne, un cri d’oiseau qui fait rire les enfants au bord de la route.
Pomponnette
Le justicier. L’ami des Noirs. La phrase d’Aditi me trotte dans la tête. Je n’y avais jamais pensé. On m’a rapporté une phrase d’une des filles Pâtisson. Je l’ai vue une ou deux fois, le temps d’un thé vanille et napolitains, dans le salon de la Roche aux Mouettes. Étaient présents les cousins-cousines, les amis, les fiancés, et les plus âgés, de la génération de la Surcouve ou d’Emmeline Carcénac, on causait, on était venu voir le dernier des Felsen, Jérémie de surcroît, un nom de prophète ! De grandes filles blondes, même brunes elles ont l’air d’être blondes. Bronzées, sportives, tennis et planche à voile, ignorantes de la plupart des choses dont on cause à Paris, à Grenoble ou à Nice — de bonnes filles tout de même ! Je ne sais plus comment, la conversation a roulé sur les fêtes indiennes, le pèlerinage annuel à Grand Bassin. La statue de Shiva, sa flèche à la main, « une horreur, si seulement la foudre pouvait taper dessus et tout réduire en poudre ! ». D’ordinaire, les réflexions absurdes ne me dérangent pas, elles me feraient plutôt rire. Néanmoins j’ai cru bon d’intervenir : « Toutes les religions ont leur ridicule, vous n’imagineriez pas les horreurs qu’on voit dans les églises catholiques, en France ou en Italie. » Et l’une des filles, une vraie blonde celle-là, du nom d’Aurélie, a dit tout de go : « Mais les Indiens n’ont pas vraiment de religion ? » Je l’ai regardée avec consternation. « Alors, que crois-tu qu’ils font dans les temples ? » J’ai essayé de parler des livres sacrés, des Védas, du Mahabharata, mais j’ai compris que c’était en vain, ça ne les intéressait pas du tout. Puis tout à coup le ton a monté. Les vieilles personnes s’y sont mises, les d’Albret, les Falmer, les de Virieux, les de Monthieu, les de quoi encore ? Elles parlaient de guerres, d’invasion, de sociétés secrètes, le cancer qui ronge cette île, la faute aux Anglais qui ont tout lâché, tout gâché, avec leur votation permise aux indigènes, l’indépendance. « Tout de même ! » ai-je tenté, en dernier ressort. « Vous vous plaignez de ceux qui ont été à l’origine de votre fortune, qui ont fait la prospérité de ce pays ! » Et là, un concert de protestations : « Ah non ! Je ne leur dois rien ! Ce ne sont pas eux qui ont fait ma fortune, tout ce que nous avons, nous le devons aux Européens, ce sont eux qui ont organisé le développement, qui ont inventé les techniques. » Elles se plaignent alors, on ne respecte plus rien, les vauriens et les va-nu-pieds traversent leurs pelouses au bord de la mer. J’ai dit : « Franchement ! Remerciez les va-nu-pieds de leur bonté parce que s’ils décidaient d’envahir vos belles maisons, ça ne prendrait pas plus de dix minutes pour que vous soyez renvoyés à la mer ! » Voilà pourquoi m’est revenu le commentaire définitif de la fille aînée de Mme Pâtisson, ou bien de sa fille puînée, Aurélie : « Jérémie Felsen est un raciste, il n’aime que les Noirs ! »