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Ce n’est pas cela qui m’arrêtera. Je veux voir toutes les traces, remonter à la source de toutes les histoires. Ce n’est pas facile. Elles sont cachées, secrètes, des scandales de famille, des mensonges pieux, l’oubli a recouvert cette île, l’a enveloppée d’une membrane souple et laiteuse d’illusion.

J’ai dressé la carte des lieux de mémoire. Je l’ai écrite, du sud au nord. Ce qu’il en reste, parfois un tas de pierres noires émergeant de l’océan des cannes, parfois la blancheur fantomatique d’une cheminée, d’un four à chaux.

AU SUD

Mare Tabac, Saint-Aubin, La Rose, Surinam

Rose Belle, Savinia, Sébastopol

Gros Bois, Virginia, La Flora

Malakoff, Beau Champ, Beau Vallon

Bois Chéri, La Baraque, La Caroline

Britannia

Les Marres, Sauve Terre

Le Souffleur Beaudoin

Mon Trésor

Plaisance

Savannah, Deux Bras, Bel Air, Riche en Eau

Solitude, Saint-Félix

Bel Ombre

et leurs camps, d’abord lieux d’enfermement des esclaves,

Camp Ithier, Camp Marcellin, Camp Carole, Camp Roches, Camp Bataille

puis quartiers des coolies indiens transportés chaque jour sur les champs de coupe ou de labour

AUTOUR D’ALMA

La Laura, Bonne Veine, L’Avenir, Valetta

Highlands

Bagatelle, Minissy, Ébène, Dubreuil

La Commune, Belle Rose, Sans Souci

Deep River

et les camps, là aussi, effacés par l’urbanisation ou par les lotissements, mais leurs noms restent, ils résonnent de bruit et de sueur, de maladie, de mort, Camp Fouquereaux, Camp Thorel, Camp de Masque, Camp de Masque Pavé

À L’OUEST

Médine, Tamarin, Yémen, Anna, Albion, Walhalla, Chébel et le Camp Créole

À PORT-LOUIS

Camp Sablon, Camp Benoît, Camp Yoloff

AU NORD

Petite Julie, Grande Rosalie

Villebague, Mon Songe, Barlow, Saint-Antoine

Belle Vue Maurel, Belle Vue Harel, Belle Vue Pitot

Mon Goût, Grande et Petite Retraite

Constance, Solitude, Bon Air, Bon Espoir

La Bourdonnais, Mon Loisir, Forbach

Union Maurel, Petit Raffray, Petit Paquet

Mont Oreb

Sottise, The Vale

Mont Choisy, Plaine des Papayes, Gowsal, Beau Plan

et les camps, Camp Pavé, Camp Scipion

J’irai partout, je veux tout voir, même s’il ne reste plus grand-chose à voir, juste ces noms sur une carte, comme sur une stèle immergée, des noms qui s’effacent chaque jour, des noms qui s’enfuient au bout du temps.

Comment tout savoir ? Comment comprendre ? Où sont-ils les cent soixante esclaves du domaine Beau Vallon, où vivent-ils, où dorment-ils ? À Souillac j’ai cherché le site du dernier grand naufrage négrier, la Minerve affrétée par le trafiquant Cuvillier, les corps des victimes de la variole rejetés par la mer sur le rivage. Certains, balancés encore vivants par-dessus bord pour alléger le rafiot en train de sombrer, repoussés par les longues lames, déchirés par les pointes des brisants, dépecés par les requins et les tazors.

L’endroit est charmant, il porte un nom charmant, c’est la plage de Pomponnette. Pour échapper aux Anglais vertueux, honorablement indignés, le négrier a contourné l’île et a choisi la passe sud, par une nuit noire, se repérant sur les loupiotes accrochées aux cases de Souillac, au fronton de la chapelle de Riambel, au dernier moment virant à bâbord afin de tenter d’échapper au récif, pour mieux s’encastrer dans l’autre rive, ayant sondé le Trou Desny et se croyant encore en haute mer.

La plage est vide, à cette époque de l’année, les campements de vacances sont fermés, les volets tirés contre le vent polaire. Seules quelques barques de pêcheurs sont à sec sur le sable, mâts démontés. L’océan est froid, aussi gris que le ciel, le roulement des vagues sur la barrière de corail monte et redescend selon les bouffées du vent. Sur le sable mêlé de grains de lave, les goémons font des taches noires, il n’est pas difficile d’imaginer les corps des noyés. D’ailleurs, si on creusait, on trouverait peut-être des ossements blanchis par le sable et le sel, depuis cette nuit fatale du 10 mars 1818. Des deux cents survivants, combien échappèrent aux maladies et aux blessures, combien furent cachés dans les cases des pêcheurs, avant d’être livrés aux planteurs ? Combien de femmes, combien d’enfants ?

Pomponnette est un endroit délicieux. Les touristes français, allemands, sud-africains passent leurs loisirs ici, dans les bungalows sur la plage, aux heures chaudes les couples amoureux se laissent aller au plaisir de la sieste, les yeux tournés vers les fenêtres voilées de rideaux de gaze que le vent soulève, et en fin de semaine les jardins de gazon Stenotaphrum et de bosquets de tiaré vanillé résonnent des cris des enfants et des pique-niques sous les varangues.

Un lavement de pieds

C’est à la fin de la route que je prends chaque jour, en autobus depuis Rose Hill, ensuite les rues rectilignes jusqu’à la cathédrale. Je ne vais plus jamais au Ward Four, c’est un endroit maudit du démon, c’est là que j’ai reçu la maladie du Σ qui a mangé mon visage et mes paupières, qui a fait de mes doigts la main la moque. La cathédrale c’est mon nouveau coin, j’oublie même le cimetière Saint-Jean où sont les pauvres vieux, ça fait des mois et des semaines que je n’y vais plus, depuis ce qui est arrivé au cimetière de l’Ouest. J’imagine quelqu’un qui m’attend pour me faire tomber dans un trou. Même Missié Zan, au cimetière Saint-Jean, parce que je ne lui donne pas d’argent, il a creusé une tombe pour moi, il attend, caché derrière les cyprès, armé de sa grande pelle, il va me pousser, il va me couvrir de gravats et il va m’enterrer. Je descends de l’autobus à Caudan, je marche un peu au bord de la mer, c’est joli avec tous les bateaux et les beaux hôtels et les cafés, les filles rigolent en me regardant, j’écoute le vent dans les haubans des voiliers. Papa dit que l’ancêtre Axel, quand il arrive ici, avant Alma et tout ça, il habite sur le port, près du bazar, parce qu’il vend du vin et des habits, mais depuis tout a changé et même sa maison est démolie, il ne reste rien de cette époque-là. Papa dit qu’il a tout perdu parce qu’il veut libérer les esclaves comme John Jeremie. Papa dit que les planteurs le battent, ils lui jettent des coups de ros, ils mettent le feu à son magasin de vin, alors à cause de ça il part vers les hauts et il trouve ce joli coin au bord d’une rivière et près d’une mare et il s’installe là, c’est juste une case sur la route du Quartier Militaire, avec une plantation de tabac, mais pas de sucre parce qu’il ne veut pas planter les cannes comme les planteurs qui l’ont battu. Et plus tard il trouve un nom pour sa maison, il donne le nom de sa femme et c’est comme ça qu’Alma commence.