La cathédrale c’est en haut de la ville, après la rue Royale et la rue Ramgoolam, à côté du fort. Le dimanche, beaucoup de monde va écouter la messe chantée, mais les autres jours c’est calme, et pour nous les pauvres on apporte à manger. Moi aussi je suis là, pas pour manger, pour voir Vicky. Je m’assois sur un petit mur, à l’ombre des intendances, et j’attends. Je n’ai pas envie de faire la queue avec les clochards, j’attends tranquillement Vicky, elle arrive dans l’Austin bleue de son mari qui est docteur, elle vient droit vers moi, et elle me donne un bon sandwich de pain de mie avec dedans de la salade, des tomates et quelquefois du marlin fumé. Mais je ne viens pas vraiment pour le sandwich. Chez Honorine, je mange mon riz et mes brèdes chaque matin, je n’ai pas faim. J’ai besoin de voir Vicky avec ses yeux de ciel et son joli sourire, elle marche droit vers moi, elle ne s’occupe pas des autres, elle me tend le sandwich, elle me dit, avec son accent anglais : « Tu vas bien aujourd’hui ? » Moi je lui réponds mais je ne peux pas lui dire « tu » car elle est très jeune et moi je suis vieux, alors je lui réponds : « Bien et vous-même ? » Nous parlons un peu, elle debout et moi assis à l’ombre avec le sandwich à la main. Elle me dit : « Mange, c’est bon ! » Je mords dans le pain, mais je n’ose pas mâcher devant elle, je mets toujours ma main devant ma bouche quand je mange, j’attends qu’elle s’en aille, elle retourne vers l’église pour donner les sandwiches aux clochards. Moi je ne vais jamais au camion, parce que je ne suis pas un clochard, je suis Dodo, Dodo Fe’sen, pas un clochard, pas un vagabond, même si j’ai mes vieux souliers faits dans la peau d’un mort, et mes habits pleins de trous, mon papa est juge, ma maman s’appelle Rani Laros, c’est une grande chanteuse, même si je ne connais pas ses chansons. Nous avons Alma, la maison en bois, le grand bois et la rivière, et le chemin pavé qui descend la route jusqu’à l’étang. Les autres clochards sont debout près du camion, ils mangent leur sandwich et maintenant ils tendent la main pour avoir plus, des fruits, des gâteaux, ou un soda, ils crient : « Donné ! Donné Mamzelle ! » Ils veulent des cigarettes, des habits, n’importe quoi, mais le camion de l’église ne donne jamais de cigarettes parce que la dame qui dirige tout, qui s’appelle Monique, ou Véronique, je ne me souviens plus de son nom, elle est contre les cigarettes, elle dit que le tabac c’est la mort, et elle a raison parce que Papa est mort de fumer toutes ces cigarettes.
Et un matin j’arrive à la place, comme ça, juste pour voir, il y a beaucoup de monde, la place devant la cathédrale est occupée par des petits bancs en bois et sur chaque banc il y a un clochard qui attend, et je ne vois pas Vicky, seulement des jeunes filles, habillées de vieux vêtements, en jeans et polo, mais les hommes sont en costume noir avec cravate, parce qu’ils travaillent à côté dans les bureaux de la Lonrho.
Je ne sais pas ce qu’il se passe, je reste debout près du petit mur, à l’ombre des intendances, j’attends Vicky mais c’est une femme qui vient, elle me prend par la main et elle me conduit jusqu’au petit banc où elle me fait asseoir, c’est très bas et j’ai un peu de mal à cause de mes genoux qui ne plient pas bien, c’est la maladie aussi qui fait ça, je peux marcher et galoper mais je ne peux pas me mettre à genoux. La femme est jeune, elle est brune avec des grains de beauté sur la figure, et sur le nez, elle parle doucement, très bas, je suis habitué à la voix de Vicky et à son accent anglais, mais cette femme parle en créole, elle me dit : « Assizé là, espère en’ pé », elle me parle comme à un enfant, mais je ne réponds pas. J’attends sur le petit banc, partout autour les clochards sont assis eux aussi, sans bouger, ils attendent la distribution, ils ne se parlent pas, juste de temps en temps ils ricanent. Moi je ne les connais pas. Ils sont des clochards de la ville, du quartier du bazar, ils dorment dans les coins, dans le jardin de la Compagnie, du côté des forts, du côté du cimetière de l’Ouest. Ils sont noirs, visages noirs, mains noires, habits noirs. Ils sont enveloppés dans des vieilles couvertures malgré le soleil qui tape. Je ne sais pas leurs noms, mais eux, ils connaissent le mien, ils se tournent, ils crient : « Dodo, hé-hon Dodo, kot to été ! » Ils ne vont jamais dans les hauts, ils ont trop froid. Leur domaine, c’est les rues démolies, à Cassis, à Colline des Hussards, jusqu’à Pailles. Et aussi là-bas, de l’autre côté de l’autoroute, Rochebois, Karo Lalo, Karo Kalyptus, Cité la Cure. Si tu n’es pas de là, tu ne peux pas entrer. Même Monseigneur l’Évêque ne peut pas y aller.
Vers onze heures, les hommes en noir sont réunis, et les femmes et les jeunes filles commencent à avancer dans les rangées, entre les petits bancs, avec un arrosoir en étain et une serviette blanche sur le bras. Là, les clochards ont peur, ils veulent filer. Le prêtre arrive dans sa voiture, il a mis sa grande chasuble, et les clochards se lèvent de leurs bancs pour filer à toute vitesse, certains titubent parce qu’ils sont déjà saouls. Les femmes crient : « Aspère ! n’a pas peur, resté, resté ! » Mais ils filent quand même. Le camion de l’église est arrêté sur la place avec les sandwiches et les sodas, mais je crois bien que les clochards n’ont pas faim ni soif, car ils galopent plutôt que de se faire laver les pieds ! Alors le Père vient jusqu’à moi, je suis resté assis sur le petit banc, parce que j’espère toujours que Vicky va venir, il s’arrête devant moi, il est grand et gros, un peu chauve, avec sa chasuble vert et blanc, il ne me connaît pas mais moi je le connais, il s’appelle Père Chausson, il n’est pas à la cathédrale mais à l’église de Cap Malheureux, dans le nord, je le connais parce qu’il fait les mariages entre les filles créoles et les musulmans, c’est pour ça qu’il a cette chasuble d’un côté blanche avec la croix de Jésus, de l’autre verte avec la lune de Mahomet. Père Chausson se penche vers moi et il me dit de sa voix douce : « Comment tu t’appelles, mon fils ? » J’aime bien sa voix, elle ressemble à la voix du Père qui enterre mon papa à Saint-Jean. « Quel est ton nom, mon fils ? » Je peux dire « Dodo », comme d’habitude, mais je donne mon nom de famille : « Fe’sen ». Il me regarde attentivement, puis il continue sa ronde auprès des clochards qui sont restés sur leurs petits bancs. Une femme, mais pas celle qui m’a pris par la main, une femme créole vient, elle me déchausse et elle commence à me laver les pieds, l’un après l’autre, elle les essuie avec sa serviette. Pendant ce temps, les autres femmes lavent les pieds des clochards, elles les essuient avec leurs serviettes blanches. Et moi j’ai honte, parce qu’à cause de ma maladie mes pieds sont déformés, les orteils tordus les uns sur les autres par l’arthrose. Mais la femme est gentille, elle ne dit rien, et elle me fait un sourire, elle a de belles dents blanches qui brillent entre ses lèvres brunes, j’aime toujours voir les dents blanches des filles parce que les miennes ne sont pas blanches, elles sont abîmées et beaucoup sont tombées, mais ce n’est pas à cause de la maladie, c’est parce que je mange trop de cannes à sucre et de bananes zenzi, c’est ce que dit Honorine. Pendant le lavement des pieds, Père Chausson fait un discours, il s’est un peu reculé, le dos au soleil, il parle en français, il dit que ce jour est important parce que Jésus-Christ est avec nous, et que lui aussi lave les pieds le jour du jeudi saint, avant d’être crucifié. Et une des jeunes filles s’est levée, elle se place face à nous avec le soleil dans le dos, et elle commence à lire dans son livre noir, l’Évangile de saint Jean au chapitre 13, elle a une voix aiguë qui tremble un peu, je crois elle n’a pas l’habitude de lire en public, et elle trouve ce passage très beau. Les clochards ont arrêté de ricaner, il y en a même un qui se met à pleurer, mais c’est peut-être parce qu’il a trop bu d’arak, ou bien il a honte d’être assis sur son banc avec ses habits sales, avec cette jeune fille blonde qui lave ses pieds noirs.