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Avant la fête de la Pâque, Jésus, sachant que son heure était venue de passer de ce monde à celui de son père, après avoir aimé les siens dans ce monde, les aima jusqu’à la fin…

La femme brune fait couler l’eau froide sur mes pieds nus, très doucement, et je regarde, j’écoute la voix claire de la jeune fille, et c’est une voix comme l’eau qui coule de l’arrosoir, et les mains très douces de la femme brune glissent sur mes pieds, sur mes orteils, ça me donne envie de rire, ça chatouille et ça caresse, l’eau fait son petit bruit de cascade très doux, et la voix claire continue de lire le livre noir, tout le monde se tait, sauf les bruits de la ville, les motos et les autocars, et les enfants sur la place de l’église qui rient et se moquent, « avla… in lave so lipié ! ».

Jésus se leva de table, posa son manteau et, ayant pris un linge, il s’en ceignit.

Et certains clochards sont la tête baissée, on dirait qu’ils ne savent pas qu’ils ont des pieds, eux aussi, qu’ils n’y ont jamais pensé avant.

Puis il versa de l’eau dans le bassin et se mit à laver les pieds de ses disciples, et il les essuya avec le linge dont il était ceint.

La jeune fille blonde s’interrompt pour écarter une mèche que le vent balaie sur son visage, et j’écoute sa voix frêle qui résonne sur la place.

Il vint à Simon-Pierre, et Pierre lui dit : « Quoi ! Vous, Seigneur, vous me lavez les pieds ! » Jésus répondit : « Ce que je fais, tu ne le comprends pas maintenant, mais tu le comprendras bientôt. »

Et quelques clochards ressemblent à Simon-Pierre, ils ne veulent pas quitter leurs souliers, ils crient : « Pas bizin, mo lipié prop moi, pas bizin lavé mamzelle ! » Ils attendent le sandwich et le soda, c’est pour ça qu’ils sont venus, mais Père Chausson appuie sa main sur leur tête, il les fait asseoir, il est grand et fort, sa chasuble vert et blanc s’écarte comme les ailes d’un oiseau…

« Non, dit Pierre. Jamais vous ne me laverez les pieds. » Et Jésus lui répondit : « Si je ne te lave pas, tu ne pourras pas vivre avec moi. » Alors Simon-Pierre dit : « Bien, Seigneur, lavez-moi les pieds, et aussi les mains et les cheveux ! »

Quand tout est fini, je mange mon sandwich sur le petit mur, à l’ombre des intendances. Vicky n’est pas venue, mais je suis content, je ne l’oublie pas, je suis là, et j’ai les pieds très propres, moi aussi.

Krystal (suite)

Elle a disparu. Des jours entiers, j’ai guetté le jardin de Dong Soo, la pelouse mitée, l’entrée, la route, même le quartier du deuxième rang, là où vivent les domestiques. Krystal n’est pas revenue. L’autre jour, j’ai entendu du bruit dans la maison, j’ai cru qu’elle arrivait enfin, avec son pilote. Mais c’était seulement la méchante vieille qui sert de concierge pour les campements à louer, elle porte un anneau à sa ceinture où sont accrochées toutes les clefs du voisinage, elle est l’affreuse tourière qui ouvre les portes aux clients, à Maurice on dit une batchiara. C’est elle qui avait accompagné le pilote et lui avait présenté la jeune fille. Mais ce n’était pas Daddy (ou quel que soit son nom maudit) qui venait en visite. L’homme était maigrichon, la peau jaune, son uniforme noir, il a regardé un peu le jardin, un peu l’intérieur, et il est reparti. Le pilote de Krystal ne reviendra plus, maintenant j’en suis sûr. Un autre itinéraire, ou bien les vols intérieurs en Europe. À moins qu’il n’ait été dénoncé par ma logeuse, et qu’il n’ait eu peur de se retrouver en prison pour pédophilie. À travers les lames en verre dépoli de la fenêtre, je regarde la pelouse vide où sautillent les martins. C’est là qu’elle s’installait, en bikini vert, son coco loco, ses magazines d’avion, Krystal, l’enfant, la femme, elle s’étirait au soleil comme un petit animal paresseux, ou bien elle filait sur la route à la vitesse du vent, en tandem sur la mob avec un de ses copains, à travers les rues tranquilles de Blue Bay.

J’ai décidé de partir à sa recherche. Remonter tous les chemins qu’elle a parcourus, à Flacq, à Phoenix, Bagatelle, au Caudan. Le bus m’a déposé à l’entrée de Mayaland, le temps était sec, le ciel écorchait les yeux. Le dôme en forme de lotus ou de nénuphar m’a paru encore plus monstrueux au soleil, ses bulbes éclos pareils à des bulles de savon tremblotaient dans l’air surchauffé. À l’intérieur, on suffoquait. Malgré les rivières glacées des climatiseurs, les humains cherchaient l’air, la bouche ouverte. Au centre, la coupole multicolore faisait tourner lentement des taches pourpres, jaunes, vertes, violettes. Peut-être parce que mon cœur battait trop vite, j’ai eu l’impression que la foule girait dans le même mouvement circulaire, suivant les taches de couleur autour de la fontaine sèche (le mécanisme de pompage était tombé en panne dès le lendemain de l’inauguration du centre par le ministre). À quinze heures, c’étaient surtout les étudiants échappés d’Ébène ou du Réduit, et les collégiennes en uniforme bleu. Je n’imaginais pas ma sauvage, mon amazone, au milieu de ces bandes bruyantes, ces filles convenables et fortunées, avec leurs Converse et leurs Pink, leurs brushings, et ces garçons étudiants en droit ou en informatique, futurs banquiers, futurs journalistes, elle, ma Krystal, échappée marronne, perdue, errante, fuyarde de sa famille, de l’école, inventive mais irrécupérable, étrangère pour toujours à ce monde. Je sais que je l’invente, je lui crée une histoire, à elle qui n’en a pas. Je suis venu jusqu’à Mayaland en sachant qu’elle n’y retournera pas. Déjà elle glisse vers des territoires obscurs, des rues interdites, des grottes creusées dans les projects, ces barres grises de Rochebois, de Cité la Cure, de Vallée des Prêtres, des bords de l’autoroute qui va vers The North.

La nuit, le taxi roule doucement le long de la mer. Le chauffeur voit bien que je suis à la recherche de quelque chose, de quelqu’un, il imagine les proies faciles, ou bien il juge que je suis moi-même une proie, un étranger entre deux âges, avec son petit sac banane à la ceinture où il a mis en sécurité ses devises étrangères et ses cartes bancaires, son passeport, son permis de conduire. Il essaie de parler, je ne réponds pas, alors il se branche sur Radio One, l’habitacle est envahi de musique et de bruit, même avec les vitres baissées j’ai la tête qui résonne. « Kot viré, boss, pa’ ici, pa’ là, kot allé, toute droite ? » Je ne guette rien en particulier, les lumières coulent sur le côté, des flashes, des cascades de néons, des portiques encadrés d’étoiles minuscules, et des noms, incomplets, incompréhensibles,

des bulles qui éclatent, disparaissent, des flèches, des triangles, une roue merveilleuse, les fils ténus, les fioritures, les grands pans de mur roses, blancs, des fleurs incongrues, stupides. Je suis ivre.

Au bord de la route, derrière les palaces, c’est une zone lépreuse, borgne, non pas les pans de ruines qu’on voit à Abercrombie ou à Vallée des Prêtres, mais des façades en décor de carton, des faux portiques, fausses mansardes, fausses grottes en plastique fondu, et puis le bruit qui sort de toutes ces bouches, de ces antres, un bruit de boombox, les coups sourds qui ébranlent la chaussée, qui crèvent les tympans, et les voix, tantôt graves, tantôt aiguës, et ce sont les plus aiguës qui percent davantage, je saisis des bribes de chansons, des morceaux d’airs, des retours, refrains, assenés, assommés, et moi je marche le long de cette route à l’aveuglette. Devant le Gogo, elles sont là, alignées contre le mur de chaque côté de la porte, pour entrer elles doivent montrer leur carte d’identité, ou bien être accompagnées par un homme, pas un jeune, quelqu’un qui a la bonne tenue, pas de jeans, c’est écrit à l’entrée sur un carton, « We don’t like jeans », plutôt pantalon et chemise noire cintrée, brillante, liserés argentés, col ouvert, avec chevalière en or et petit diamant incrusté dans l’oreille, quelqu’un qui va dépenser en une soirée ce que les parents des filles gagnent en trois mois, et ensuite les entraîner dans leur Toyota Camry, dans leur Chevrolet Avalanche, jusqu’au champ de cannes, vers Albion, pour conclure avant le petit matin et les déposer dans les lieux auxquels elles appartiennent, Pointe aux Sables, Cassis, Coromandel, Bambous, Gros Cailloux. Je les ai regardées du coin de l’œil, en traversant, mais elles ne m’ont pas vu. Elles ne ressemblent pas à Krystal. Elles sont petites, serrées dans des pantalons trop étroits, dans des hauts trop courts qui montrent leur nombril, naines malgré leurs talons de dix centimètres, le visage trop fardé, les yeux trop charbonnés, les cils épais, en pattes de papillon, elles ont l’air à la fois jeunes et vieilles, elles se dandinent et se déhanchent tandis que les voitures glissent lentement le long du trottoir, soudain l’une se détache du groupe et monte par la portière arrière ouverte, elle s’en va, et les restantes font un pas de côté pour prendre sa place. Je les vois en passant, certaines n’ont pas quinze ans, elles sont encore des enfants mais leur visage exprime une certaine anxiété, elles sont sérieuses, elles ne rient pas, elles ne cherchent pas à séduire, elles regardent la ronde des voitures de nuit, il n’existe rien d’autre au monde, pas de jeu, pas de joie, seulement le ballet de l’argent et la brutalité des désirs. Je pense à Krystal, elle n’est pas avec elles, elle ne peut pas se mêler à elles, même si elle connaît elle aussi la violence de l’argent. Krystal est à la fois une femme et une enfant, elle sait tout d’instinct sur ces nuits animales, elle s’en échappe, elle est ailleurs, dans son monde, entre la mer et la terre, elle s’invente son passé comme elle a inventé son nom, sa ville natale, son voyage. Je marche vers le bout de la route, je m’éloigne du bruit des clubs et des bars, mais quelque chose m’oblige à y revenir. Où est Krystal ? J’aimerais bien la voir, maintenant, assise sur la plage avec des enfants de son âge, à regarder le feu de planches en écoutant un air de guitare. Ou bien peut-être est-elle en bas de son immeuble, chez sa tante, seule dans la cour à boire une cannette de soda en fumant une cigarette, à regarder le ciel sans étoiles ? Je reprends ma ronde, de lumière en lumière, de boîte en boîte, sans m’arrêter, sans regarder à l’intérieur, jusqu’à ce que je n’en puisse plus. La chaleur colle ma chemise à mon dos, j’ai un goût salé dans la bouche, sur les lèvres. De marcher ainsi, je me sens plus proche de Krystal, je frôle sa vie, j’ai un pied au seuil de son monde le temps de saisir d’un coup d’œil l’étendue qui m’en sépare. Déjà elle n’y est plus. Moi aussi, je m’arrête à une boutique pour boire un soda, assis sur un banc face à la mer invisible. Je respire le vent chaud du crépuscule, le vent rouge qui vient du disque solaire disparu. Il est trop tard pour retourner à la Roche aux Mouettes, de toute façon je me sens attaché par des liens fragiles et transparents comme ceux qui retenaient Gulliver, ligoté à cet endroit, à cette baie suffocante, à ces étoiles de néon, au regard vide des petites putes tristes debout le long des murs, et même au serpent de métal des autos qui rampe sur la route, et n’en finit jamais. Jusqu’à l’aube grise, sans dormir.