Il pleut un peu. C’est comme ça chaque fois que je vais à Saint-Jean. Je pars des champs de cannes, je marche au soleil par les petits chemins, la terre est rouge et craquelée, je sens la brûlure sur mon visage et sur mes mains, et quand je traverse les routes du côté d’Ébène, les nuages s’amoncellent au-dessus de la montagne, de grands nuages blanc et noir qui s’entrechoquent, je sens le vent froid de la pluie. Les gens se hâtent, penchés sous leurs parapluies, les filles des collèges s’agrippent aux bus, leurs voix crient des « ah ! » et des « oh ! », elles rient, leurs dents blanches jettent un éclat sur leurs visages. Elles me regardent et elles rient davantage. Je ne les connais pas. Elles sont nées l’année dernière. Je ne les vois jamais, sauf Ayeesha, la fille de Zine Madame, c’est une collégienne mais tout le monde dit qu’elle sort avec les garçons, Ayeesha, elle a des cheveux noirs bouclés et ses yeux sont verts. Elle me voit, elle crie mon nom : « Hé-hon ! Dodo, Dodo-bird ! Kot to été ? » Moi je lui réponds par un petit geste de la main, parce que j’aime bien Ayeesha, elle est très jolie, et je continue ma route vers la pluie qui tombe et coule sur mes joues, qui mouille ma chemise et descend le long de mes jambes. Moi j’aime la pluie au cimetière Saint-Jean. Papa, Maman, vous aimez bien la pluie aussi, quand on est mort on aime la pluie parce que ça ressemble aux larmes. Quand je suis petit je ne sais pas dire « il pleut », je dis : « il pleure ».
Papa, il est grand et très maigre. Il est toujours habillé en noir, peut-être à cause de la mort de sa femme. Tout le monde le respecte. Il a été juge autrefois, et beaucoup de gens doivent avoir peur de lui. Pourtant il est très doux, il ne se met jamais en colère, il ne crie jamais. Chaque matin il part pour ses affaires en ville, il ne m’embrasse pas. Il ne me serre pas la main. Il me regarde un peu penché en avant, parce qu’il est grand et moi je suis petit. Il dit seulement : « Behave. » Il aime bien me parler en anglais. Il ne parle jamais pour ne rien dire, tous ces gens qui papotent, qui se chamaillent, qui racontent des bobards. Il me parle, il dit juste quelques mots en anglais : « So long. » Ou bien : « What’s up ? » Ensuite il revient le soir, après dîner, il s’assoit dans son fauteuil en cuir, il déplie le journal, et chaque fois il s’endort. Il fume aussi, des cigarettes anglaises qu’il tient entre le pouce et l’index comme un crayon. Il a le bout des doigts jaune et les dents aussi. Quand Maman est encore vivante, il n’ose pas fumer à la maison, parce qu’elle déteste l’odeur du tabac froid. C’est Artémisia qui le dit. Et quand Maman est morte, il recommence à fumer. Cela lui donne des quintes de toux. La nuit, je l’entends tousser, il n’arrive pas à s’arrêter. C’est parce qu’il est asthmatique, les asthmatiques ne doivent pas fumer. Le docteur Harusingh le lui dit, que chacune de ses cigarettes lui enlève des années de vie. Mais Papa ne l’écoute pas. Il dit seulement : « Et s’il me plaît à moi de raccourcir ma vie ? » C’est ce qui arrive. Il tousse tout le jour et toute la nuit, et un matin un vaisseau se casse dans son cœur, dans sa tête, et Papa est mort. Je l’entends mourir. Ça fait un grand bruit parce qu’il tombe par terre, et moi je ne peux pas bouger parce que j’ai peur. Ensuite ça fait un glouglou d’eau dans sa gorge, il ronfle, il s’étouffe. Artémisia le trouve à midi, allongé sur le carreau, et sans l’aide de personne elle le met dans son lit. Peut-être que si je crie ou si je cours vite chercher le docteur Papa est toujours vivant.
Au début, je lui fais des reproches, au cimetière Saint-Jean. Je vais m’asseoir sur la dalle de pierre grise, où son nom et celui de Maman Laros sont gravés. « Tu dois écouter le docteur Harusingh, si tu écoutes ce qu’il dit, tu peux être encore avec moi. » Mais en fait, je crois qu’il est content de ne pas l’avoir écouté, et d’avoir fumé toutes ces cigarettes qui raccourcissent la vie, parce que maintenant il est avec sa femme. Je ne lui fais plus de reproches. Je crois, moi aussi je dois me mettre à fumer des cigarettes pour rejoindre Papa et Maman plus vite. En même temps, ça me fait frissonner, imaginer d’être sous cette dalle de pierre grise. Et si je suis dessous, qui est-ce qui va repasser les noms et les dates à la craie ? Missié Zan ne le fait pas. Il ne se donne même pas la peine de passer un coup de pinceau avec sa peintire, il continue à boire son rhum et à dormir dans sa cabane en haut du cimetière, en attendant que quelqu’un vienne et qu’il puisse lui soutirer une petite pièce pour arroser les fleurs ou pour nettoyer les joints de la tombe avec sa vieille brosse à dents et son verre d’eau salée. Ce qui est bien ici au cimetière Saint-Jean, c’est qu’il y a les tombes des Chinois. Ils s’appellent Zhang Fo, Zhang Ho. Ce ne sont pas de très grandes tombes, mais elles sont très jolies. Il y a toujours des fleurs, des plantes vertes. Et aussi des pots avec des bâtonnets d’encens éteints. C’est bien pour les vieux, d’avoir ces Chinois comme voisins. Eux qui se plaignent d’avoir été maltraités par les parents, par les amis, par tout le monde, ils disent toujours : « Race de vipères », ou bien : « Géhenne », ça veut dire que l’île est l’enfer pour eux. Maintenant, ils dorment à côté des Chinois qui sont si propres et si ordonnés.
Avant, autrefois, je viens avec Papa, une ou deux fois par an. Lui habillé de noir, son petit chapeau, petit mimi, souliers vernis. Jamais de fleurs, il dit qu’il déteste ça. C’est pourquoi moi non plus je n’en apporte jamais. Missié Zan, il critique : « Alors, Missié Fe’sen, péna en’ ti bouquet là ? » Il croit que je suis rat. Il me méprise, parce que je suis pieds nus dans mes souliers. Il devine que ce ne sont pas mes souliers. Des souliers trouvés dans une poubelle, ça. Des souliers d’un mort. Marsé dans la peau dimoune mort. Tous les souliers sont de la peau de mort. Mais à cause de Papa, qui est Missié Ziz, il garde ses distances. Autrefois je viens avec Papa, il n’y a personne pour nous embêter, nous tanner. C’est sûr que Missié Zan est déjà là, caché avec les autres, des cancrelats dans leurs trous. Ils sortent après qu’on est partis, ils viennent flairer la tombe, voir s’ils peuvent grappiller quelque chose. À ce moment, la chaîne autour de la tombe est encore là. Quand je suis petit, je m’assois sur la chaîne pour me balancer. Le nom de Maman est encore tout neuf, écrit en lettres noires sur la dalle grise, je vois chaque lettre, chaque chiffre, c’est gravé au fond de mes yeux. Je veux bien les faire revenir en noir, mais je ne trouve pas de charbon. J’essaie au crayon, ça s’efface tout de suite. Alors maintenant, c’est en blanc, à la craie. Mais je ne veux pas de sa foutue peintire. Pour me montrer, Missié Zan barbouille la tombe à côté, pas celles des Chinois, mais la tombe d’une vieille de Lalmatie que je ne connais pas, une Amampour, peut-être qu’il le fait exprès pour me menacer, la prochaine fois c’est vous, les Fe’sen, que je barbouillerai. Mais je le regarde, je ne dis rien mais ça veut dire si tu y touches moi je te tue. Je ne suis pas aussi grand que Papa, je suis maigre et nerveux, mais c’est mon visage qui fait peur, parce que je n’ai pas de nez, pas de paupières et j’ai les joues pleines de trous. Ça n’est pas parce que je suis vieux, non, je suis comme ça depuis que je suis grand, c’est à cause de la maladie. Personne ne parle de la maladie, mais c’est elle qui m’a fait sans nez, avec des trous dans les joues et autour de la bouche. La maladie a tout mangé. Je ne sais pas son nom. Un jour, Papa est encore à Alma, je fouille dans ses affaires, dans son bureau, et je trouve une chemise fermée par un cordon, sur la chemise je lis mon nom Dominique. Dans la chemise, il y a des papiers, mon acte de naissance enregistré au Town Hall de Moka, des bulletins de notes de l’école Le Bourhis, et aussi une lettre d’un médecin, écrite en anglais, avec des mots que je ne comprends pas, et en haut, marqué en rouge un signe étrange, pour ne pas oublier je le recopie dans un cahier, pour connaître un jour ce que ça signifie, parce que je comprends que cette lettre c’est le nom de la maladie qui mange mon visage : Σ.