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Un pari

C’est moi qui gagne le pari des grands dimounes, de Missié Hanson, le directeur de Kestrel. Je gagne le pari grâce à mon amie Vicky, peut-être aussi grâce au nom Fe’sen. Honorine lit pour moi dans le journal, ils disent : « Dodo, ambassadeur de la cloche ! » Et en anglais : « The admirable hobo ! » La vieille lit ça, elle garde la première page, elle la plie et elle la met dans son cahier d’école où elle recopie les recettes de cuisine et les comptes. Honorine imagine qu’elle va en France un jour, en Angleterre et puis en Italie pour voir le Pape de Rome. Moi au début je ne veux pas le croire, je dis c’est de la blague, un truc pour faire rire les gens, comme à l’asile des catholiques, ils te donnent une couronne de papier pour la fête des Rois mages, mais tu n’es pas un roi. C’est Missié Hanson, il fait le pari avec les autres grands dimounes de Floréal, il dit si un clochard voyage à Paris en avion, il devient l’ambassadeur de tous les clochards. Alors les employés de Kestrel me donnent des feuilles avec les renseignements, ils me font signer les papiers pour mon laissez-passer, heureusement Papa avant sa mort envoie tous les papiers à Honorine. Vicky me conduit chez le grand photographe Léo Britter, à Port-Louis, et il fait mon portrait en couleurs, mais c’est plutôt en noir il faut dire parce que je n’ai pas de couleur depuis ma maladie. Missié Britter me dit de ne pas bouger surtout, ni sourire, ni cligner des yeux, et là il n’y a pas de danger parce que je ne souris jamais, comme je l’ai déjà dit le Σ a mangé mes lèvres et mes paupières. Vicky dit que je vais voyager dans le grand avion jusqu’en France, alors Missié Britter fouille dans les tiroirs de son bureau et il trouve une vieille photo en noir et blanc de Papa qui a six ans, il est un joli garçon habillé en costume avec cravate et des bottines noires, il s’appuie sur une table et il regarde d’un air méchant, Missié Britter dit que son grand-père a pris la photo parce qu’il est photographe ici même, à la rue Comédie n

o 2, et il montre le nom écrit au dos de la photo, Antoine Felsen, et la date 1909, et la signature du photographe, Géo Britter. Mais moi je ne peux pas dire si c’est vraiment lui, je ne me rappelle pas cette photo. Ensuite Missié Hanson garde mon passeport, parce qu’il voyage dans le même avion, sauf que lui voyage en première classe. Il fait la réservation d’hôtel à Paris, je veux bien que Vicky m’accompagne, mais elle doit rester ici dans l’île avec son mari et le bébé. Un jour, j’ai rendez-vous avec elle à Marie Reine de la Paix. Elle m’attend sur la place et nous causons assis sur un banc à l’ombre des arbres. Elle dit : « Dodo, tu vas connaître beaucoup de nouvelles choses, tu vas rencontrer beaucoup de gens nouveaux. » À la lumière de l’après-midi ses cheveux sont dorés et bouclés, sa peau est couverte de petits grains de beauté, j’ai envie de toucher sa peau pour sentir sur ses joues le duvet de fruit, j’ai envie de l’embrasser pour sentir son odeur de fruit, mais je ne réponds pas. Je ne peux pas lui dire la vérité, que ça m’est bien égal de rencontrer des gens nouveaux, puisque c’est elle que je veux rencontrer. Mais Vicky ne peut pas voyager avec moi à Paris. Elle dit aussi : « Tu ne dois pas t’inquiéter, Dodo, tu vois, tout se passe bien, tu as beaucoup d’amis qui t’attendent à Paris. » Pour l’avion Vicky m’apporte un sac à bandoulière bleu sur lequel c’est écrit « Kestrel » en lettres blanches, avec le dessin d’un oiseau blanc, elle dit que c’est à elle lorsqu’elle voyage à Maurice, pour être infirmière stagiaire à l’hôpital, et dans le sac elle me montre ses cadeaux, une brosse à dents dans son étui, un peigne pliant, un petit tube de crème pour la peau et un miroir, mais moi je ne peux pas prendre le miroir à cause des démons. Elle a mis aussi un pull en laine, qui est à son mari, parce qu’il fait froid à Paris, et des chaussettes montantes noires, et des baskets neuves, celles-là Vicky les a achetées au bazar. Aussi un petit carnet et un stylo-bille, et quand j’ouvre le carnet je vois écrit en haut de la première page : « To Dodo from his friend Vicky O’Gilvy », et ça me donne envie de pleurer, parce que c’est la première fois que je vois son nom en entier, mais je comprends, en fait c’est le nom de son mari. « C’est pour que tu m’écrives ton voyage, tu vas m’écrire, n’est-ce pas ? » dit Vicky. Je suis content de ses cadeaux, sauf le miroir que je lui rends mais elle ne me pose pas de questions. J’aime bien écrire dans un cahier, parce que d’habitude j’écris sur des bouts de journaux, ou sur les formulaires de la poste avec un bout de crayon noir, et tout ça s’envole dans le vent, et je n’ai pas assez de casse pour acheter les cahiers. Alors nous restons là assis sur un banc devant Marie Reine de la Paix, avec le soleil qui va boire l’eau de la mer et le vent chaud qui souffle, ça ne peut pas finir. Je suis content de partir, parce que même un pauvre diable peut aller au bout du monde dans un grand avion, et c’est comme ça que le voyage commence, je reste assis à côté de Vicky, je peux sentir l’odeur de sa peau et de ses cheveux blonds et regarder ses gros yeux bleus.