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J’imagine que je pars là-bas en France, dans le grand avion, et j’ai peur. C’est un trou devant moi comme si je tombe en marchant la nuit dans les cannes. Chaque jour depuis que je gagne le pari de Missié Hanson, je vais à pied et en bus pour voir ces endroits que je ne vais plus voir, je crois c’est ça qu’on doit faire au moment de mourir. Dans la maison d’Honorine, le grand miroir rouillé est dévoilé, et je guette mon destin, une tache blanche qui s’enfonce loin loin, une route sans fin, de chaque côté les mains noires des démons. Je crie à Honorine : « Cachette ! cachette ça miroir-là, mo guette li, li guette mo ! » Mais elle croit que je plaisante, et ça la fait rire, alors je quitte sa maison, je ne peux plus coucher par terre devant sa porte. Je vais à Alma, c’est la dernière fois, je vais à la rivière et au lac, je vais dans la forêt, je vais voir la ruine de notre maison dans les broussailles, derrière la haie de bambous, je cherche l’endroit où Artémisia a sa case, où elle me raconte ses histoires et ses sirandanes, ensuite le bulldozer des Armando écrase tout, et elle quitte le monde pour aller au paradis. Je vais aussi à travers champs jusqu’à Crève-Cœur, au manguier de la vieille Yaya, j’allume une bougie entre les racines, et je joue pour elle dans ma tête la musique de Chopin et de Schubert, je chante Auld Lang Syne en souvenir de ma grand-mère Beth, en souvenir des vieux. Et quand je chante, Céminor arrive, elle guette entre les branches, elle n’est pas belle mais moi j’aime ses yeux en boutonnières, maintenant elle me connaît et elle n’a pas peur, mais quand je lui fais signe elle ne s’approche pas, elle guette à travers les feuilles des arbres, elle est une chatte sauvage. Sur la tombe de Yaya je pose les biscuits Marie, les gâteaux piment, la papaye tapée dans un journal, et quelques cigarettes parce qu’elle aime fumer, je pose tout entre les racines du manguier et je fais quelques pas en arrière, alors Céminor vient chercher les cadeaux, elle s’approche doucement, elle prend les cadeaux et elle retourne se cacher, elle mange les gâteaux et la papaye, mais elle laisse les cigarettes. Je suis content, j’imagine Yaya vit à nouveau dans le corps de la mongolienne, j’imagine cette nuit même, quand tout sera noir et la bougie soufflée par le vent, Yaya va fumer ses cigarettes dans sa maison de l’arbre. Je sens un peu sa paix en moi, autrefois je suis bébé, elle me tient dans ses bras puissants et elle chante sa berceuse de la Grande Terre, rou rou rourourou, rou… À Crève-Cœur je descends sous la pluie fine le chemin qui va vers Bassin Loulou, vers la rivière Calebasses. Lorsque j’arrive à Alma, il fait froid, la nuit tombe. Je me rappelle la nuit d’hiver, quand Papa est mort, la pluie tombe sur le bois du cercueil avec un bruit de tambour et les hommes en noir le descendent dans le trou à côté de Maman, les cailloux bouchent la tombe. À Saint-Jean, il n’y a personne dans le cimetière, la grille est fermée mais je connais un endroit, je passe par le mur écroulé, je vais jusqu’à la tombe des vieux, Missié Zan n’a pas mis sa peintire, il a peur de moi, ou bien il est paresseux et il ne bouge pas si on ne lui paye rien. Avec le crayon noir que m’a donné Vicky pour le voyage, j’écris encore une fois les noms, après moi plus personne ne va écrire, la pluie et le vent effacent les noms et les dates et ils n’habitent plus jamais sur la terre. Je me couche à côté de la tombe, je mets ma veste sur ma figure pour que personne ne me voie, pour que la pluie ne coule pas dans ma bouche. Maintenant tout est différent, tout est changé, aujourd’hui ce soir je vais à Paris.

Histoire de Marie Madeleine Mahé

Je n’ai pas connu mon père. Je suis née en décembre 1738 de ma mère, prénommée Julie, blanchisseuse, esclave du gouvernement, et de mon père François Mahé de La Bourdonnais, gouverneur des îles de France et de Bourbon. L’année où je suis née à l’île de France, la femme légitime de mon père, Marie Anne Lebrun de la Franquerie, est décédée le 9 mai 1738 de la petite vérole. Mon père ne m’a pas reconnue bien que j’aie le droit de porter son nom, par décision de sa cousine germaine, ma tante Berthe Tabary, née Mahé, qui sut l’en convaincre. Je suis née dans la maison de mon père, ma mère ensuite est retournée avec le bébé dans les dépendances de la prison de Port-Louis, près de la Citadelle, où elle travaillait. J’appris tout cela par la suite, de la bouche de ma grand-mère Mahé de Saint-Malo. Comme il ne pouvait visiter les dépendances, étant gouverneur, j’ai lieu de croire que, quelques jours après ma naissance, je fus présentée à mon père, non par ma mère, mais par la femme qui me tint sur les fonts quand je fus ondoyée, et que je reçus le nom de ma mère, Julie, et celui de ma marraine, Marie Madeleine, cette dernière n’étant pas esclave, mais simple domestique dans les cuisines de mon père. J’ai rêvé que le grand homme s’est penché sur moi, petit morceau de chair brune enveloppé dans ses langes, et qu’il a demandé mon nom. L’entendant, il a seulement hoché la tête, car c’était pour lui une nouvelle de peu d’importance.

Je n’ai pas eu le temps de connaître ma mère, car quand j’eus l’âge d’un an ou à peu près, mon père décida de retourner en France dans l’espoir de s’y remarier, et m’emmena avec lui. De ce voyage je ne garde aucun souvenir, bien qu’on me racontât par la suite qu’il dura plusieurs mois et qu’au cours d’une tempête au large du cap de l’Afrique je faillis périr noyée, une lame m’ayant enlevée aux bras de ma nourrice, et que je fus rattrapée à temps par un matelot. Je mentionne ce fait car, en y repensant, plusieurs fois au cours de mon existence misérable j’ai maudit ce marin qui m’empêcha de connaître un monde meilleur.

Mon premier souvenir d’enfant, c’est dans la maison de ma grand-mère Mahé, à Saint-Malo. Si mon père a joui durant sa vie d’une grande prospérité, à l’île de France où il fut l’égal d’un roi, et en France dans son château du Piple à Boissy-Saint-Léger, sa mère refusa toujours de quitter sa maison modeste du Rempart à Saint-Malo où elle avait toujours vécu, où elle avait élevé ses enfants, dont l’aîné était mon père. J’y fus aussi heureuse, je puis le dire, qu’on peut l’être à un âge où l’on ignore tout de la vilenie de la société. Madame Mahé, Ludivine Servane de son prénom, ne montra jamais à mon égard le dédain et le préjugé que la plupart manifestent envers les gens de couleur, et aux enfants illégitimes. Je partageais mon temps entre les logis des domestiques en compagnie de ma nourrice et la grande salle du rez-de-chaussée où Madame Mahé se tenait le jour, assise dans un fauteuil à oreillettes, les pieds dans sa chancelière à charbon. Si j’ai reçu une éducation, c’est à elle que je le dois, car elle me trouva vive et disposée à apprendre, aussi bien les lettres que les travaux de couture. Plus tard, on me rapporta ce trait qu’elle avait dit à mon sujet, que je ne déméritais pas et pouvais rivaliser avec tous les autres enfants de mon père le gouverneur.