L’affection que j’avais contractée dans l’atelier des Ursulines s’aggrava à Saint-Germain-en-Laye, au point que bientôt je ne pus plus travailler, étant devenue presque aveugle. Je me trouvai alors dans la condition des femmes perdues, condamnées à errer dans les couloirs et à mendier leur nourriture, et je ne dus ma survie qu’à mon jeune âge et à ma constitution. Mais je ne recouvrai jamais complètement la vue et suis restée aveugle de l’œil droit. C’est alors que, sur le conseil d’une religieuse de la maison, qui souhaita m’aider, et sans doute aussi dans le but de soulager ce lieu de ma présence, je résolus de faire savoir la misère de ma condition, et d’écrire une lettre au Ministre de la Marine, Monsieur Sartine, afin de solliciter l’aide du gouvernement :
À Monsieur le Ministre Sartine, de Marie Madeleine Mahé fille naturelle de Bertrand François Mahé de La Bourdonnais, ci-devant gouverneur des îles de France et Bourbon. Qu’à ma naissance, mon père s’engagea formellement à verser 800 livres annuelles pour subvenir à mes besoins, ainsi qu’une dot unique de 12 000 livres devant servir à mon éducation. Que ces sommes ne furent jamais versées, malgré mes demandes répétées. Que, depuis la mort de mon père, les ayants droit ne firent pas suite à mes demandes, malgré qu’ils ont hérité de biens importants et d’immeubles. Que, en tant que fille naturelle, j’ai droit à un secours, dans la situation précaire où je suis, ayant contracté une maladie des yeux qui m’empêche de travailler à mon métier de couturière. Je, soussignée, demande humblement assistance, en mon nom, et au nom de mon père Monsieur Mahé de La Bourdonnais, qui fut grand marin, vainqueur en Inde et gouverneur de l’île de France où je suis née.
J’attendis la réponse, et celle-ci vint, non du Ministre mais de son suppléant Monsieur Lenoir, sous la forme d’un billet de bon pauvre qui m’autorisait à entrer aux frais de l’État à l’Hôpital général de la Salpêtrière à Paris. La lettre qu’il adressa à la direction de la Maison des Filles de Saint-Thomas était sans appel car elle précisait que, mon affaire étant d’ordre privé, seul un avocat pouvait instruire la plainte et la porter devant les tribunaux, si elle était recevable. Quel avocat pouvait s’intéresser à une pauvre négresse, fût-elle la fille naturelle d’un grand homme ? Cette réponse me remplit à ce point de désespoir que je songeai à me jeter dans la Seine qui coule non loin de la Maison des Filles de Saint-Thomas, et seule la foi religieuse que j’ai reçue de ma grand-mère Servane Mahé et aussi le souvenir de la pauvre Soazig m’en empêchèrent. L’altération créée par ce désespoir causa mon internement à l’Hôtel-Dieu où je restai plusieurs mois entre la vie et la mort. Par la suite, comme il avait été indiqué, je fus conduite à la Salpêtrière, où je suis encore, au milieu des prostituées, des criminelles et des démentes. C’est ici que s’achève le dernier chapitre de ma vie. Chaque jour, je suis dans la cour, même dans le froid ou sous la pluie, assise sur une pierre à regarder la ronde des ombres qui m’entourent. Ici il n’y a de place que pour la méchanceté humaine. Si je devais décrire par le détail ce qui s’y passe, ce serait impossible à croire pour les personnes du dehors. Les plaintes, les coups de fouet, les privations. Le pavillon des enfants vagabonds est le lieu des plus grands crimes, car on dit que chaque mois plusieurs de ces petits disparaissent, sans qu’on sache ce qu’ils deviennent, et la rumeur court sur les crimes contre nature dont ils sont l’objet, livrés par les gardiens corrompus aux dépravations des riches et des nobles, objets d’expérimentation pour les chirurgiens, ou même victimes de sacrifices au démon. Je regarde les ombres humaines qui tournent leur ronde dans la cour de l’hôpital, et me reviennent les souvenirs très tendres de la maison de ma grand-mère Mahé à Saint-Malo, quand la vie s’ouvrait pour moi et que j’étais ignorante de l’avenir. Je crois que je suis née pour cela, pour cela seulement, être témoin de la douleur du monde, car seuls les êtres qui ont connu une vie exceptionnelle, ayant côtoyé la plus grande fortune, sont capables de vivre la plus extrême détresse, et je prie Dieu, la Vierge et tous les Saints qu’ils m’en donnent la force jusqu’à mon terme, amen.
Paris
Si vous voulez savoir, mon voyage c’est comme ça : l’avion décolle le soir, sous la pluie, il vole toute la nuit, et le matin il se pose en Afrique, puis il repart jusqu’à Paris sous la pluie toujours. Mais pendant le voyage il ne pleut pas, je le sais parce qu’à un moment mon voisin de droite va pisser aux WC, et je regarde par la fenêtre et je vois beaucoup d’étoiles, beaucoup, beaucoup. Et c’est la seule chose que j’aime de ce voyage, les étoiles sur le côté, parce que l’avion vole si haut que les étoiles ne sont plus au-dessus, mais en bas, près de la terre, mais ça ne me fait pas peur. Les gens dans l’avion ne s’occupent pas des étoiles, ils dorment assis, la tête de travers, ils ronflent. Mais moi, je ne dors pas, je réfléchis, ou bien je chante au piano dans ma tête, surtout Schubert, l’allegro et l’adagio, et je termine par le vieux Auld Lang Syne puisque c’est le seul morceau que je peux jouer avec mes doigts tordus. À l’arrivée à Paris, il fait froid, beaucoup de monde m’attend, mais pas Vicky, puisqu’elle m’a dit au revoir à Marie Reine de la Paix, et qu’elle m’embrasse pour la première fois, je sens l’odeur de violette dans son cou, dans ses cheveux, et elle dit : « Tu m’écris de France, n’oublie pas. » Je lui dis : « Vous en faites pas, madame Vicky, je ne vous oublie jamais. » Elle rit un peu, elle croit c’est une blague, je pars pour quelques jours et ensuite je reviens à Maurice. Je ne le lui dis pas, mais je pars pour toujours, pour ne jamais revenir. Je quitte ce pays où personne ne me connaît, puisque Yaya et Artémisia sont sous la terre, personne d’autre que moi ne connaît la tombe de Yaya sous le manguier, à Crève-Cœur. Et les pauvres vieux dans le cimetière Saint-Jean, Papa et Maman Laros, je ne peux plus écrire leurs noms à la craie, avec la pluie qui efface tout. Alors je serre Vicky, pour sentir son corps jeune, comme une tourterelle des champs de cannes, sentir son odeur de fruit, je prends les cadeaux qu’elle me donne pour mon voyage, le gâteau mayi, les gâteaux piment, la pâte tamarin et les papayes tapées. Tout ça dans une tente en vacoa, je ne la quitte pas, elle reste à mes pieds dans l’avion, avec le sac Kestrel. Je ne parle à personne, ni à Père Chausson, ni à Monique, même s’ils me disent au revoir et prennent leurs photos devant la porte. Je ne souris pas, je fais juste un geste de la main et je pars sans me retourner. Dans l’avion c’est la nuit, personne ne me voit. Je regarde le dossier du siège devant moi, les lumières bleues dans l’allée, les gens assis, les familles, les enfants. Mais je ne regarde pas le cinéma, la maladie me montre les démons derrière l’écran, et je veux me cacher sous ma veste, mais je préfère baisser la tête et regarder le siège. Puis l’écran clignote et s’éteint et tout le monde dort.
Voyager, c’est avoir les yeux ouverts quand tout le monde dort. Je connais bien, c’est ça ma vie. Le soir, la nuit, encore le matin, ne pas bouger, sauf aller aux toilettes, ne pas regarder le miroir, rester à imaginer, les yeux fixés par terre, imaginer tout ce qui arrive sans arrêt, sans sommeil, sans oubli. Ne pas rêver, à quoi ça sert ? Les autres, ils parlent de leurs rêves. Ils disent : C’est merveilleux, dans mon rêve je vole, je nage avec les poissons, j’embrasse une femme. Je les écoute, qu’est-ce que ça me fait ? Moi, je vois toutes les couleurs, je sens tous les frissons, les caresses, le bruit de l’eau, le bruit du vent. Mais jamais dans les rêves. La maladie m’ouvre les yeux pour toujours. Quand je pars, Vicky est avec les autres, à la porte de l’aéroport. Tous ces gens viennent pour voir Dodo le héros. Je veux les écarter pour passer, ils s’accrochent à mon bras, ils veulent prendre une photo avec moi. Vicky, elle reste derrière, elle est pâle, elle a un bonnet sur ses cheveux à cause de la pluie, elle ne sourit pas, elle ne bouge pas sa main. Je la regarde, je tourne la tête, je guette encore et elle n’est plus là. Je ne le dis à personne, personne ne me le demande, je sais que c’est pour toujours. C’est comme la musique, le vieux Auld Lang Syne, quand tu le chantes c’est qu’il n’y a pas d’au revoir.