Un piège
Ça se passe la nuit, dans la zone de tous les dangers, à Grand Baie. Pourquoi est-elle venue ce soir, ma Krystal, sur la route du bord de mer, un samedi, avec les voitures qui passent et rôdent, qu’est-ce qu’elle imagine, qu’est-ce qu’elle espère, frôlée par le mouvement lent des carrosseries qui bougent dans les deux sens, vitres brillantes et feux allumés, dans l’odeur acide des gaz d’échappement, le bruit des moteurs qui couvre le bruit de la mer ? Les voitures avancent, ralentissent, accélèrent, et elle marche toute seule sur le bord de la route, sans regarder. À distance les garçons la suivent dans la Toyota, ils sont cinq dans la voiture, ils roulent vitres baissées, ils freinent puis repartent. La musique remplit l’intérieur suffocant, ça fait longtemps que la clim ne marche plus, séga roulé, seggae, hip-hop hooray, peut-être que malgré le bruit de la route Krystal entend par moments les notes de leur musique, qui lui disent, vas-y marche marche, tu sais pourquoi, alors elle marche sans manières, les pieds en canard, elle est habillée de son jeans troué des jours de combat, sa chemise nouée au-dessus du nombril, le bijou vert danse avec ses hanches, et ses cheveux sont renvoyés sur le côté, dans le sens du vent de la mer. Elle sait où elle va, vers le rendez-vous de minuit, sur la route, devant la boîte aux néons criards, le palmier vert et jaune qui clignote sur la tourelle en carton-pâte, elle connaît l’endroit, elle le voit depuis qu’elle a commencé à sortir la nuit, ça change souvent de nom, ça s’appelle Royal Palm, ou bien Palm Palms, ou bien Palmer’s, elle s’en fout, c’est juste un nom, ce n’est pas réel, un nom pour que les filles se brûlent les ailes. Les filles de Rochebois, de Vallée des Prêtres, de Gros Cailloux, elles viennent ici chercher l’argent, l’aventure, quelquefois la mort. Dans la nuit chaude les sonos font vibrer la terre, les coups sourds sortent des carrosseries, les baffles secouent les coffres, et les coups du cœur aussi, ceux-là Krystal les entend bien, ils frappent plus fort que ses escarpins à talons pointus sur l’asphalte, ils résonnent dans sa gorge, ils battent dans ses tempes, au bout de ses doigts. Sans s’en rendre compte, Krystal transpire, son dos mouille sa chemise qui colle sur ses épaules, elle sent les gouttes qui tombent de ses aisselles et piquent sa peau, est-ce qu’elle a peur, mais elle ne le dira pas, c’est la première fois, c’est son initiation à la violence, sa vengeance de femme, c’est ce qu’ils lui disent, les jeunes garçons dans la voiture derrière elle, vas-y, quand tu as levé ta proie tu ne la lâches pas, tu l’emmènes dans les fourrés, dans les cannes derrière Mapou, à Fond du Sac, n’importe où, on sera là, on suit la voiture, pas besoin de te retourner, Krystal les sent dans son dos, elle entend la musique à fond, maintenant c’est du disco indien, la voix de la fille gémit et vrille, des ah, des oh, des hein, elle entend aussi les voix des garçons, Alex qui boit la bière à la bouteille, Ramsay, Liu, et Ben qui conduit d’une main en fumant son joint, et le gwo Derek qui est le roi des trafics à Blue Bay, les barrettes, les cachets d’ecstasy, les Made in Mauritius, elle entend les garçons qui frappent du plat de la main en rythme sur la portière de la voiture, et les cris des hommes qui passent lentement devant elle, la musique de la boîte se mêle à la vibration des moteurs, l’air chaud danse au-dessus des néons, ça fait un miroitement de millions de papillons sortis des cannes. Dans la boîte, Krystal a vu tout de suite l’homme qu’elle cherche, il n’est pas très grand, il est bien habillé en costard deux pièces en soie gris anthracite, l’air d’un acteur de Bollywood, il a une belle chemise blanche mais pas de cravate, il est tout seul près du bar, il l’a vue aussi, mais elle ne va pas vers lui, Krystal danse seule au milieu du bar, elle ne regarde personne, elle ne connaît personne, elle est seule, elle fait tourner les murs de la boîte avec les coups de la musique, maintenant elle n’a peur de rien, la nuit est dehors, ici l’air brille de particules électriques, l’air froid du climatiseur siffle sur la salle, le froid c’est l’ivresse. L’homme s’approche d’elle, il danse aussi, lourdement comme un chien savant, il transpire, il a ôté sa belle veste en soie, il a ouvert le col de sa chemise, il ne parle pas, ou bien le bruit mange ses paroles, Krystal le regarde, elle le domine d’une tête mais elle est une enfant, elle a maquillé ses yeux, elle a peint ses lèvres en rouge, il regarde sa bouche, il ne sait même pas son nom, elle ne le lui dira pas, elle ne lui dira rien, ensemble ils glissent dans la nuit, jusqu’à la voiture noire, il lui ouvre la portière pour faire le galant, mais c’est pour regarder les jambes de Krystal, il met en marche la clim avant le moteur, il branche la musique un peu trop douce, courante, sirupeuse, Krystal ne dit rien, elle prend la cigarette qu’il a allumée au bouton, elle aspire une bouffée sucrée, la voiture roule vers les champs, maintenant tout est silencieux, elle baisse la vitre pour entendre les crapauds qui aboient dans les mares, la route titube entre les cannes, les mottes de terre, les pierres, la voiture roule lentement et la poussière poussée par le vent remonte sur les côtés, Krystal se laisse glisser sur le siège en cuir, le vent des cannes est chaud et le vent de la climatisation refroidit ses chevilles, elle sent un frisson dans ses jambes, sur son ventre, elle attend. Elle sait bien ce qu’il veut, il arrête la voiture au milieu des cannes, il se penche vers elle, il respire son odeur dans ses cheveux, elle voit le sommet de son crâne où les cheveux sont éclaircis, peut-être qu’elle pense à son père, lui aussi un peu chauve, l’homme est doux et il sent bon, mais il est pressé, il passe sa main entre les jambes de Krystal, ses doigts sont sûrs et certains, il cherche les boutons, les agrafes, il connaît les attaches des soutiens-gorge, la main chaude écarte l’élastique du slip, elle rampe comme un petit animal obscène, elle va vite en besogne, Krystal tourne la tête mais la plaine des cannes est noire, il n’y a personne à des kilomètres, elle sent un liquide acide dans sa gorge, elle tousse, l’homme est sur elle, il pèse lourd maintenant, il n’est plus celui qu’il jouait à être dans la boîte, sa respiration souffle et il dit des mots crus, des mots brutaux, des mots qu’elle ne comprend pas, il pose sa main sur la nuque de Krystal et il appuie, elle sent son cœur qui bat dans ses yeux, elle ne dit rien mais elle cherche à glisser en arrière, elle cherche à défaire les nœuds qui se reforment sur sa gorge, sur son ventre, qui tressent ses cheveux, les tordent en cordes mouillées. Tout d’un coup la portière s’ouvre et Krystal bondit, elle est pieds nus sur la terre sèche, elle a perdu ses beaux escarpins dorés, elle n’arrive pas à courir, ses jambes tremblent, dans le vent de la nuit les feuilles des cannes font un bruit aigu, le ciel est semé d’étoiles, vers l’autre côté une lueur rouge grandit là où le soleil s’est éteint et la ville s’est allumée, Krystal s’effondre sur la terre, une douleur mord son ventre, ou bien c’est la marque de la main de l’homme sur son entrejambe, sa chemise ouverte flotte dans le vent chaud, elle sent quelque chose sur sa gorge, elle cherche avec sa main et c’est la bretelle qui est arrachée, elle essaie machinalement de remettre le soutien-gorge comme si c’était important, elle attend que les pas de l’homme la rejoignent, elle sait qu’elle ne peut pas lui échapper et elle tremble, mais ça n’arrive pas, elle entend juste un froissement, le bruit doux de la voiture neuve qui s’éloigne, elle sent l’odeur de la poussière dans sa bouche, le goût du sang sur sa lèvre là où elle a été mordue, le vide qui frappe dans ses tempes, les cheveux qui collent sur sa joue par la salive de l’homme, elle crie, elle est debout dans la clairière au milieu des cannes et elle crie. Elle reste immobile au milieu des cannes qui s’entrechoquent, les papillons de nuit se posent sur sa peau, elle n’a pas la force de les chasser. Elle entend un autre bruit sur le chemin, c’est la Toyota de Derek, elle ne peut pas se tromper, c’est un bruit de vieille casserole, un bruit de tracteur rouillé, il n’y a pas de voix mais rien que ce bruit de moteur, les portières qui claquent. Ensuite un grand cri de klaxon, un cri qui troue la nuit dans les cannes, jusqu’au centre du ciel étoilé, un cri de colère et de menace, ce n’est pas la voiture des garçons, la Toyota a perdu sa voix, c’est un cri de cinéma pour crier au vol, à l’assassin, loin des cannes, vers la route de la côte où le flot des voitures continue de couler, et Krystal commence à marcher, maintenant ses rétines sont habituées à la nuit, les feuilles des cannes brillent et le chemin de terre s’allume de petits cristaux phosphorescents, elle marche vers la voiture des garçons, elle marche vers la lueur des néons au-dessus des champs, elle sent ses yeux qui se voilent de sommeil, elle veut le sable de la plage, elle appuie sa tête sur l’épaule de Derek, elle écoute la musique douce du séga, elle attend l’oubli, peut-être, si c’est possible.