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Les oiseaux accompagnent Aditi. Elle aperçoit l’éclat noir d’une aile, un reflet rouge sur une poitrine, elle entend quelques rires, quelques piaillements. Le long de la falaise, au-dessus des ravins, elle voit glisser le blanc d’un couple de paille-en-queue, elle entend le cri désagréable du mâle, ke-ke-ke-ke, vilain cri de crécelle qui résonne dans le vide. Enfin, elle arrive au bassin, avant même de le voir elle sent l’odeur de l’eau, elle entend le frôlement de la cascade. La route n’est pas loin, vers Henrietta, Camp Roches, jusqu’à la ville de Vacoas. Des camions circulent dans un nuage de poussière, elle entend des cris d’enfants, un coq qui chante, des chiens. Aditi connaît l’endroit où elle peut voir sans être vue. Sur une roche plate lissée par l’eau, glissante d’algues, elle ôte ses habits et elle s’immerge lentement. Le lac est noir, il frissonne de demoiselles, la lumière du soleil ne le pénètre pas encore. Aditi se laisse glisser le long de la rive, sans nager, entre les plantes, elle flotte sur le dos, son gros ventre apparaît, tendu, avec une ligne de duvet noir sur la peau brune. Elle dérive jusqu’à ce que la paume de ses mains se plisse, jusqu’à ce que le froid entre en elle et fasse tressaillir l’enfant. Ensuite elle s’étend au soleil sur la roche nue, et l’enfant s’endort dans son ventre, le pouce dans sa bouche, les yeux ouverts sur la lumière rouge.

Histoire d’Ashok

Voici mon histoire, telle que je veux la dire, car la vérité n’est pas connue de tous dans cette île. Comment un jour d’hiver, âgé de seize ans, j’ai découvert dans la forêt le Péri Talao, le lac des fées. Je suis Ashok, fils d’Abhimanyu et de Kunti, arrivé dans cette île encore bébé, amené en bateau depuis la terre de nos ancêtres jusqu’à Maurice, pour la vie nouvelle que mes parents avaient choisie. De ce voyage il ne me reste aucun souvenir, sauf ce que mon père m’a raconté, comment ma mère mourut en arrivant au port et que son corps fut brûlé dans une plaine à côté de la ville, maintenant construite de maisons et traversée de routes, à Vallée des Prêtres. La vie fut difficile pour mon père, qui dut m’élever seul, malgré son travail des champs, d’abord au domaine de Pailles, puis plus tard à Nouvelle Découverte. Pour mon éducation, mon père choisit de me placer à l’école du pandit, pour que j’étudie les textes sacrés de l’Inde et aussi pour que j’apprenne l’anglais, afin de sortir de ma condition de laboureur, car j’étais de constitution fragile et il craignait que je ne puisse survivre au travail de la canne. En ce temps le travail sur la plantation était très dur, car tout se faisait à la main, du soleil levant au couchant, sous la pluie ou dans la chaleur. À la coupe, les cannes étaient transportées dans des chars à bœufs et, avec d’autres enfants de mon âge, j’étais employé pendant les congés d’école à marcher derrière les chargements pour ramasser les cannes tombées à terre.

Les jours de fête, mon père m’emmenait au grand temple de Triolet, pour prier et faire des offrandes au dieu Shiva et à la déesse Durga.

Après notre installation à Quinze Cantons, j’ai commencé à vivre en forêt. J’avais l’âge où on cherche l’aventure, et j’ai échappé à la surveillance de mon père pour pénétrer à l’intérieur du bois près de la maison. J’ai cessé aussi de visiter les temples, et j’ai préféré m’enfoncer dans la forêt, loin des sentiers connus, sans compagnie, malgré les reproches de mon père. Je ne faisais pas cela par défi, ni pour offenser la religion. Bien au contraire, je crois que je répondais à l’appel de la forêt, tel que je l’avais ressenti en lisant dans les livres la légende de Damayanti partie à la recherche de son mari le roi Nala. J’entendais une voix qui me disait à chaque instant : Laisse tout, pars à la recherche du domaine des dieux et des ancêtres. Cela je ne l’ai dit que plus tard, car personne n’aurait compris qu’un enfant puisse s’éloigner de sa maison et de la sécurité du village pour errer seul dans les bois. Plusieurs fois, mon père et ses amis me mirent en garde contre les dangers de ces aventures dans la forêt. Ils parlaient des marrons qui s’y trouvaient encore, de Saklavou, qui a survécu aux guerres et vit caché dans les bois. Ils décrivaient un démon féroce, noir comme la nuit, si fort qu’il est capable de déraciner un arbre et de le jeter en guise d’épieu sur tous ceux qu’il rencontre. Une vieille prétendait avoir croisé le chemin de Saklavou alors qu’elle se promenait avec ses nièces aux abords de la forêt. Arrivées dans une clairière, elles ont entendu un grand bruit, et le géant leur est apparu, il les a regardées un instant en silence, puis il s’est enfoncé à nouveau dans les bois sans pousser un cri. J’écoutais ces histoires de bonnes femmes sans y croire, et loin de m’effrayer, elles augmentaient mon envie de découvrir ce monde mystérieux.

Mon aventure dans les bois dura toute cette partie de mon enfance, jusqu’à ce que j’aie atteint l’âge de seize ans. Cette année-là, il plut fortement au mois de janvier, avec des coups de vent qui firent tomber les arbres et abattirent les cheminées des fours à chaux et même quelques maisons dans les villages. Mon père prit alors la décision d’abandonner Nouvelle Découverte, trop exposée aux intempéries, et chercha un emploi à la ville de Triolet, ce qui lui permit aussi de se rapprocher du pandit du grand temple, le Shri Mohanprasad. Cette décision qui m’éloignait de ma chère forêt me rendit triste. Aussi, quelques jours avant notre déménagement, je voulus rendre une dernière visite aux lieux que j’aimais, et que je n’allais plus voir. Je partis tôt, avant l’aube, muni seulement d’une gourde d’eau et d’un peu de manioc. Je décidai de m’aventurer au-delà des brisées que j’avais tracées, je marchai tout le jour, et la nuit me surprit au plus profond de la forêt. J’avais épuisé mes ressources en eau et la pâte de manioc, et je devais me reposer avant de prendre le chemin du retour. Je préparai un lit de feuilles et un abri de palmes, car le mauvais temps menaçait, et la pluie commençait à tomber. Vers minuit, je fus réveillé par un concert étrange, semblable à celui de voix humaines, mais dans une langue inconnue. Je partis dans la direction des voix avec précaution, car me revenaient à l’esprit les contes des bonnes femmes à propos des marrons et du géant Saklavou. Plus j’avançais, plus le murmure des voix se faisait entendre, tantôt gai, tantôt triste, chantant une mélodie que je n’avais jamais entendue auparavant. Au son des voix se mêlaient des rires, et le glissement d’une eau qui ruisselait toute proche, ce qui me donna du courage car j’avais grand soif. Je sentais sur ma peau la fraîcheur de cette eau, et je respirais le parfum des plantes. Mon cœur battait fort, et je me hâtai malgré l’obstacle des branches, insensible à la morsure des feuilles épineuses. Soudain, du haut d’une petite colline où je me trouvais, j’aperçus pour la première fois le lac. Il n’était pas très grand, mais semblait profond, parfait dans sa forme, occupé en son centre par un îlot. L’eau calme reflétait à la lueur du jour naissant les grands arbres qui poussaient sur son bord. La brume circulait sur le lac, un long nuage couleur d’argent qui glissait le long des rives. Alors je vis sur une plage noire un groupe de femmes en train de se baigner. C’étaient leurs voix que j’avais entendues dans la forêt, elles parlaient et chantaient dans leur langue très douce et claire, elles riaient, sans se soucier de ma présence. Elles étaient au nombre de sept, vêtues de longues robes de couleurs différentes, certaines enveloppées dans des châles, d’autres montrant leur chevelure brillante de gouttes d’eau. La brume les dissimula un instant, puis s’écarta. Et moi je restais allongé dans la terre entre les broussailles, à les regarder sans bouger comme dans un rêve. Mon cœur battait toujours fort, mais je ne ressentais aucune crainte. J’étais arrivé à l’endroit que je cherchais, un lac de beauté qui m’était révélé. Ces femmes étaient en vérité les Péris des légendes, et moi, un fils de simple laboureur, il m’avait été donné de les rencontrer ! Je regardais sans pouvoir bouger, et l’une des fées soudain défit son vêtement et pénétra dans l’eau jusqu’à la taille, et j’aperçus la beauté de son corps, la couleur dorée de sa peau, et quand elle écarta sa chevelure d’un noir de diamant, je compris qu’elle m’avait vu, et un frisson me parcourut ! Je sentis que je glissais vers elle, je flottais sur un nuage. Puis la lumière du soleil éclata enfin à la cime des arbres, je fermai les yeux, et quand je les rouvris la plage était déserte et l’eau du lac brillait avec force. Les fées avaient disparu.