Je revins à Découverte en courant, sans reprendre mon souffle. En arrivant au village, j’appris que mon père était parti depuis deux jours, et que ma disparition l’avait désespéré, car tout le monde croyait que j’avais été capturé et dévoré par les marrons. Je restai silencieux sur ce que j’avais vu, mais à Triolet, après avoir embrassé mon père, je lui racontai ce que j’avais vécu. Il ne me gronda pas mais prévint le pandit du temple, qui vint à ma rencontre et me dit qu’il connaissait déjà l’existence du Péri Talao, le lac des fées, parce qu’il l’avait vu dans son rêve. Il dit aussi que l’eau de ce lac était sacrée, puisqu’elle n’était autre que l’eau du fleuve Ganga qui coule sous l’océan et surgit au cœur de la forêt, une part du royaume d’Hastinapura, la ville du Bharata. Plus tard, guidée par moi, une petite troupe comprenant le pandit Shri Mohanprasad et aussi Pujari Shri Jhummon Giri du temple de Triolet, mon père et d’autres assistants, marcha à travers la forêt jusqu’au lac, et ils furent les premiers à construire un autel et à faire des offrandes. C’est à cet endroit qu’on éleva ensuite le temple pour nos dieux, tel qu’il existe encore aujourd’hui au bord du lac, et ce sont les prêtres qui reçurent la gloire d’avoir trouvé le lac des Péris, bien que j’en sois en vérité le premier inventeur. Mais l’affluence des fidèles, année après année, fut si grande que bientôt fut tracée la route qui va droit à travers la forêt. Je l’ai prise quelquefois au long de ma vie, pour porter des offrandes aux dieux, mais jamais je n’ai revu les fées.
Dodo voyage
Père Antoine commande la rencontre avec les clochards de Paris. C’est dans une grande salle, loin de tout, à Saint-Germain-en-Laye, c’est le nom qu’on me dit dans le train. Les tables Coca-Cola bien rangées, autour de chaque table quatre fauteuils en plastique empilables, et sur chaque table quatre gobelets en plastique avec du jus d’orange, il paraît qu’on peut avoir du café au lait, mais pas de thé. Les clochards arrivent les uns après les autres, seuls, ou deux par deux, des femmes aussi, habillées de vieux pulls et de pantalons troués, des jeunes, elles ont la peau très rouge et abîmée par le froid, quand elles sourient on voit leurs gencives roses. Une femme vient habillée d’un manteau de fausse fourrure, avec les taches noires des panthères. Les hommes sont habillés avec des blousons, des casquettes et des jeans, certains sont très bruns, ils ressemblent aux clochards près du bazar à Port-Louis, ils ont l’air d’Arabes. Ensuite Père Antoine lit les noms de tous ceux qui sont là, ou plutôt leurs prénoms parce que personne ne doit connaître leurs noms de famille, ni d’où ils sont. Père Antoine est debout sur une estrade de théâtre, il a un micro à la main, il lit les noms sur la liste, très lentement, et quand il dit un nom, la personne doit se lever et faire un signe de la main et sourire. Et tout le monde dans la salle doit faire un signe de la main et sourire aussi pour lui dire bonjour, parce que nous sommes tous frères et sœurs, c’est la grande famille des SDF, des clochards sans frontières. C’est ce que Père Antoine explique, ensuite il lit les noms :
Ali, Momo
Charlie
Jo
Hélène, Louise
Boris
Peter
Jean-Jacques
Abdou
Mireille
Abel, Ali
Frank
Pierre-Paul
David
Naman
Jeannette, Ingrid
Raïssa
Matthias
Jacky, Jean-Pierre
Steph
Guillaume
Philibert
J’écoute les noms, je me lève mais je ne fais pas de signe de main, je ne souris pas parce que je n’ai pas de lèvres pour sourire. Je les regarde, l’un après l’autre. Peut-être sommes-nous frères et sœurs, si Père Antoine ne ment pas, si Père Chausson a raison ? Mais je crois qu’ils sont ici seulement pour le goûter, le jus d’orange, le café au lait, le morceau de gâteau, et moi aussi, sauf que c’est pour Vicky, sans Vicky je ne vais nulle part, ni en France ni ailleurs. Je crois que ça n’arrive qu’une seule fois, juste aujourd’hui, après ils s’en vont dans les rues et ils ne se retrouvent plus, sauf ceux qui sont copains, Ali et Abel, Louise et Hélène, peut-être qu’ils peuvent se retrouver par hasard, parce que les rues sont sans fin, la ville est sans fin, ils marchent tout le temps, puis ils s’asseyent par terre là où ils sont, ensuite ils se relèvent et ils marchent encore. Père Antoine me présente aux clochards de Paris, il dit juste mon prénom, Dodo, ça les fait rire. Alors il dit encore : « Oui, c’est Dodo ! » Et il y en a qui crient quelque chose dans leur langue, le Père se met en colère, mais moi je suis habitué, mon nom ça fait toujours rigoler, c’est normal. Ensuite un jeune homme monte sur l’estrade de théâtre et il lit un papier, le Père demande le silence, le jeune homme lit un poème, j’écoute les mots, les phrases, j’aime bien le poème, je ne comprends pas tout ce qu’il dit mais ça tombe en rythme, comme autrefois je joue et grand-mère Beth fait avec sa main un-deux-trois-quatre.