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J’aime entendre les mots dans cette langue, ils réveillent les souvenirs inconnus, les notes de la musique, les sons de l’autre côté du monde. Le jeune homme s’arrête de lire, il baisse sa feuille de papier, et il dit un nom que je n’oublie pas, un nom qui résonne dans la salle au milieu de tous nos noms à nous, Ruben, le nom du poète, qui me donne envie de pleurer mais je n’ai pas de larmes. Peut-être que je suis le seul à écouter, les clochards de Paris ont la tête dans leur assiette, ils se forcent à manger le gâteau parce qu’ils n’ont plus de dents, alors ils boivent des lampées de café en faisant un bruit de langue. Père Antoine parle, c’est de moi qu’il parle maintenant, il parle d’une île, très loin, à l’autre bout du monde, et là-bas il y a la mer et les cocotiers, et les beaux hôtels où vont les gens riches, mais il y a aussi les SDF qui n’ont rien à manger, qui dorment dans la rue sur des cartons, et les gens riches passent devant eux sans les voir, ou bien s’ils les voient ils leur donnent une petite pièce, ou un bout de pain, et puis ils les oublient. Quand il a fini de parler, Père Antoine se mouche parce qu’il est ému, il essuie les verres de ses grosses lunettes. Il se tourne de mon côté, il attend que je parle moi aussi, mais je n’ai rien à dire. Je ne suis pas un clochard, je suis Dodo, Dodo Fe’sen Coup de ros. Maintenant je suis ici en France, je ne vais pas retourner là-bas dans l’île, je suis venu ici pour trouver un endroit où pé mouri. Peut-être sommes-nous frères et sœurs, je ne le sais pas encore. Je reste assis à ma table, je ne mange pas le gâteau, je ne bois pas l’orange ou le café, ma bouche ne retient pas et je ne veux pas baver devant les autres. Pourquoi, parmi tous, m’ont-ils choisi ? Je ne suis pas l’ambassadeur des clochards, je ne suis pas l’admirable hobo, je suis Dodo, seulement Dodo, rien que Dodo.

Ensuite une jeune femme aux cheveux noirs vient, elle s’appelle Mireille, elle ouvre le couvercle du piano, et elle se met à jouer, je ne connais pas l’air, mais les notes résonnent dans la salle et les clochards arrêtent de manger et de boire pour écouter. Elle joue et j’oublie tout, les rues où les hommes errent sans but, le trottoir endurci, les arches noires sous les ponts, même l’odeur d’urine et d’eau morte. Je suis à nouveau à Alma, avec ma grand-mère Beth, avant la maladie, je suis assis sur le petit banc de velours rouge, le piano m’appelle, je joue, je joue sans peine l’Allegro de Schubert, Mendelssohn, Romances sans paroles, et Debussy, Reflets dans l’eau, je n’ai pas oublié, mes mains se détendent, mes doigts volent sur le clavier, et ma grand-mère est immobile sur le pas de la porte du salon, elle vient pour m’écouter, parce que je n’ai jamais si bien joué. Mireille continue son air, et moi je m’avance vers le piano, dans la grande salle, sans voir les clochards. Je suis devant le piano, Mireille ne me regarde pas, je sais que les clochards et Père Antoine attendent ce qui va se passer, leurs regards me transpercent le dos. Mireille s’arrête de jouer, elle se lève et s’écarte, peut-être qu’elle a peur de moi à cause de mon visage, mais elle pousse le petit banc vers moi pour me dire de m’asseoir, et je joue mon morceau, je suis capable de jouer, le vieux Auld Lang Syne, de tout mon cœur, mes mains tordues caressent le clavier blanc, et la musique sort de mes doigts et remplit la salle, je joue pour dire adieu, je ne vais plus vous voir, adieu, adieu, c’est dans la chanson de Schubert, adieu à l’amour, et les clochards commencent à chanter avec la musique, ils battent des mains, ils crient, je ne sais pas si ce sont des « hourras » ou des « hou ! », je joue, et quand j’ai fini de jouer, je descends de l’estrade, je traverse la salle, avant que Père Antoine me parle, je m’en vais. Je m’en vais loin, maintenant, dans les rues et sur les routes, je marche sur la route de Palma qui descend vers Flic en Flac jusqu’à la mer, je marche jusqu’au bout de la route. Je marche vers la fin de mon voyage.

Les Marres

Je reviens, mais ce n’est plus pour la chasse à l’oiseau fantôme, même si j’ai toujours dans la main la pierre ronde que mon père a trouvée dans les champs, voilà plus de quatre-vingts ans, la seule trace de vie de l’ère qui a précédé l’âge des hommes dans cette île. Je ne fais pas de détours, je vais droit à l’usine, je marche au milieu de la route bordée de grands arbres, autrefois pavée, maintenant creusée de trous comme après une guerre. Les temps modernes ne sont pas loin. Tout à l’heure, le taxi de Rose Belle m’a déposé à l’embranchement de la route de La Cambuse, d’un seul coup le bruit d’un avion en train d’escalader le ciel a fait trembler la terre. Puis la torpeur du matin est revenue. Par endroits, on voit encore les restes des logements des travailleurs agricoles, petites cases modestes en ciment coiffées de toits de tôle, la plupart abandonnées, carreaux cassés, portes arrachées. On a pillé ce qui pouvait servir, la plomberie, les étagères, les cuvettes de WC. Le grillage qui entourait le camp a été détruit, mis en lambeaux qui pendent aux poteaux scellés dans le ciment. L’entrée dans la sucrerie des Marres est libre, la cabane du concierge est vide, le portail grand ouvert. Je traverse une esplanade poussiéreuse bordée par les anciens bureaux de l’administration. Sur la porte d’un des bureaux, un écriteau : « Manager’s office ». Quelques rares piétons circulent sur la place, des camionnettes cahotent entre les trous. Ce qui m’attire, au bout de la grande place, c’est la silhouette fantomatique de l’usine, un peu en hauteur, l’air d’une forteresse en ruines. C’est tout ce qui reste de Mon Désert Les Marres, qui fut jadis une des importantes sucreries du sud de l’île, l’égale de Beau Vallon ou de Bénarès. C’est ici que mon père a passé une partie de son enfance, pendant les vacances scolaires, loin d’Alma et des rumeurs, à courir dans l’immensité des champs de cannes, jusqu’à la mer.

Je marche lentement vers les bâtiments, hauts murs de brique grise, pans noircis, toits effondrés. Au milieu de l’enchevêtrement de tôles rouillées, les deux cheminées du four s’élèvent à la manière des tours d’une église engloutie dans la verdure. Au centre de la cour de l’usine, exposées aux intempéries, les marmites de cuisson, les centrifugeuses sont de guingois, comme si une vague de raz de marée les avait soulevées et jetées au hasard. Par endroits le métal chromé brille encore, ailleurs il y a de larges trous par où circulent les rats et les lézards. Sur le sol, recouverts par la poussière, les anciens rails apparaissent et disparaissent, la terre est jonchée de débris, bouts de bois, boulons, éclisses de fer rouillé. La végétation envahit les hangars, les chambres, passe par les fenêtres sans vitres, les arbres ont poussé à l’intérieur des chambres, des arbustes ont pris racine en haut des murs, sur les cheminées. Le silence est obsédant, coupé par instants par des cris de corbeaux, ou par le froissement des ailes des pigeons qui ont occupé l’usine. Personne ne vient plus de ce côté. Les survivants habitent en bas, dans les maisons au bord de la route. Lorsque je suis passé devant les bureaux, une femme balayait la poussière, dans l’attente de quelqu’un, son geste avait quelque chose de mécanique, elle m’a regardé sans s’interrompre, mais je n’ai pas pu me rendre compte si elle était jeune ou vieille, vêtue d’une robe longue en tissu délavé, sa tête enturbannée d’un chiffon rouge. Je lui ai fait un signe de la main auquel elle n’a pas répondu.