Maintenant Tonio dirige la pirogue vers la côte, vers l’embouchure de la rivière La Chaux. « Je vais te montrer mon coin de paradis perdu », dit-il. C’est pour cela qu’il m’a fait venir, parce que je ne suis pas d’ici, je ne connais que ce que voient habituellement les touristes, les beaux panoramas, les sites pittoresques, les couchers de soleil chromo. Il est content de partager son secret avec un néophyte. La bourgade de Mahébourg disparaît dans les arbres, l’entrée de la rivière est sombre, cachée par la végétation, à l’ombre du pont qui relie le village à Ville Noire. Debout à la poupe, Tonio manœuvre la pirogue avec habileté, entre les branches qui obstruent le cours d’eau et les écueils. La pirogue remonte lentement la rivière, et bientôt nous sommes dans une nature sauvage, au fond d’une gorge bordée par des falaises. C’est ici que Tonio atterrit, parce que le niveau est bas, l’eau cascade entre des rochers et nous risquons de casser l’épingle de l’hélice. Il amarre la pirogue à un arbre et nous escaladons la falaise par un raidillon. Il fait très chaud, la sueur coule sur mon visage et sur mon dos. En haut de la falaise, nous arrivons à un cimetière, juste des pierres de lave équarries, écroulées dans la terre rouge. Sur certaines dalles, je peux lire des bribes de noms, des dates. « Ce sont les premiers habitants, au temps de Dupleix, de La Bourdonnais, des pionniers », dit Tonio. Il s’attarde un peu devant une tombe en meilleur état, où je peux lire le nom de Morice, l’un des premiers colons de l’île à avoir bénéficié de la traite des esclaves avec le sultan de Kilwa. Tonio l’ignore, et je n’ai pas envie de parler de cela à cet instant. Peut-être que l’abandon du cimetière, le chaos dans lequel sont tombées ces pierres est un châtiment suffisant pour ceux qui ont jadis commis ces crimes, et dont personne ne se souvient. Ils ont en quelque sorte rejoint leurs victimes dans l’enfouissement et l’envahissement par les broussailles et les herbes.
Mais ce n’est pas pour cela que Tonio m’a invité. Il me prend par la main, il me guide vers le bord de la falaise. Il a un petit sourire, son visage s’illumine d’une joie juvénile. « Guette là ! » Il a même oublié que je ne parle pas créole.
Il s’accroupit, et je vois par-dessus son épaule ce qu’il regarde : au fond de la gorge, dans la rivière, à cet endroit éclairé par une trouée dans la verdure, quelques femmes sont dans l’eau jusqu’à la taille, elles lavent le linge sur une large dalle qui émerge, elles le fouettent et le tordent et le trempent à nouveau, j’entends leurs voix claires, leurs rires, la peau de leur dos noir brille de gouttes, leurs seins nus bougent au rythme des coups du linge sur la pierre. C’est une scène extraordinaire, ici, dans la touffeur de la forêt, il me semble que nous sommes revenus trois cents ans en arrière, deux colons blancs en train d’épier des femmes noires, pour voler à nouveau leurs corps, pour jouir d’une vie sauvage qui n’existe plus. Je me lève, je recule de quelques pas. Tonio me regarde, il ne dit pas « Hein ? » comme tout à l’heure, toute cette beauté, il doit lire sur mon visage une gêne qu’il ne comprend pas. Il recule à son tour, il titube un peu sur le chemin du retour, entre les tombes écroulées. Au moment où la pirogue émerge de l’embouchure, je sens le vent de la mer, j’ouvre les yeux sur le ciel du crépuscule, sur le lagon rose et vert, j’écoute le bruit rauque du moteur qui remonte le jusant. Nous arrivons au môle, nous nous séparons, presque sans dire un mot. Je marche le long de la mer vers la place du marché, pour prendre mon bus. Je ne crois pas avoir manqué à la noce.
Une apparition
À Rivière Noire, par un après-midi de tempête. Ils sont réunis dans le campement des Saint-Légier, de l’autre côté de la rivière (il faut passer par un gué, en souvenir du temps de Paul et Virginie, en retroussant son pantalon, mais les dames ne se font plus guère porter) : tous, ou presque, les Saint-Ougal, les Sullivan, Plessis-Paro, Saint-Lignan, Flouet, Kerscao, Kerlero, Ulcoq, de Bissy, Cendrar, Le Meur. Mme Saint-Légier a fait fermer les volets dès le matin, à cause de la tempête qui menace, et pour empêcher la lourdeur de l’atmosphère de pénétrer dans le grand salon. Le campement est ancien, rien à voir avec les cubes de ciment à toit plat qu’on fait construire partout, les murs sont en blocs de corail gris jointoyés à la chaux, le toit à deux eaux est bien en tôle ondulée un peu rouillée, mais M. Saint-Légier a exigé une couverture en feuilles de vacoa ligotées à la poutraison recouverte d’un grillage à poules pour empêcher les rats d’y faire leurs nids et le vent de l’arracher. C’est sombre et humide, bien sûr il n’y a pas l’air conditionné — l’air en boîte, dit Mme Saint-Légier. Les murs ne vont pas jusqu’au toit afin de laisser circuler la brise. La rencontre est prévue de longue date, j’ai été informé par un lointain cousin mauricien, Philippe Leduc, un garçon qui étudie la musique à Paris au Conservatoire. Par un heureux hasard, ce jour est celui de l’arrivée de la tempête, M. Saint-Légier a lu à son baromètre une valeur au-dessous de 850, ce qui est un signe qui ne trompe pas. Un heureux hasard, est-ce qu’on peut invoquer les esprits un jour de calme plat ? De plus, l’annonce du coup de vent à la radio et dans la presse a vidé les plages. Alors, pas de cris d’enfants à redouter, pas de jeux de balle, pas même de ces affreux surfeurs bariolés (c’est l’expression de Mme Saint-Légier) qui polluent notre île avec leurs gesticulations, et qui font beugler leurs autoradios par leurs portières ouvertes ! C’est aujourd’hui, quelque chose va arriver, quelqu’un va parler.
La Surcouve n’est pas venue ! Elle ne croit ni à Dieu ni à Diable, dit-on. Oui, mais justement, qu’a-t-elle à craindre en venant ici, elle pourrait débusquer les faux-semblants, les tables truquées, les ventriloques, toute cette bouillie pour chat qu’on sert au nom d’Éliphas Lévi en guise de thé vanille ? Ou bien peut-être qu’elle y croit trop, et qu’elle redoute l’apparition de son corsaire, le bien nommé Revenant, qui écarterait les pans de son linceul pour regarder droit dans les yeux sa pauvre descendance, lui faire baisser les yeux, rabattre son caquet !