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Le campement Saint-Légier est rempli de femmes. Est-ce à dire que les hommes n’y croient pas ? Ils sont à leurs affaires courantes, ceux qui en ont. D’autres ont pris congé pour aller au club, naviguer à la voile vers les îles du nord, ou bien jouer au tennis ou au golf, et peut-être pour certains courir à un rendez-vous galant. D’autres n’ont simplement pas le temps : la banque, les bureaux de la Lonrho, la zone franche. Quelques rares ont consenti à accompagner leur femme, comme le vieux Joseph Marin, dont on ne sait ce qu’il croit ni ce qu’il critique, mais qui est dévoué à la cause de son épouse, l’excentrique Amalia, née de Pressagny, écologiste avant l’heure, dont le grand œuvre est, à ce qu’on dit, son merveilleux jardin où l’on peut voir toute l’histoire végétale de l’île, depuis les témoins antédiluviens à l’écorce dure tel le Gastonia, jusqu’aux plus fragiles orchidées Cattleya importées du Brésil. Philippe Leduc, plus jeune que moi, est plein de bonne volonté. Pour lui aussi, c’est la première expérience de spiritisme.

La séance débute dans le silence. Seule la rumeur encore lointaine de la tempête s’infiltre à travers les volets fermés, et puis soudain le ciel au-dehors devient si noir que la lumière s’éteint dans la salle, comme lors d’une éclipse. Pour l’instant, à la demande de la maîtresse de cérémonie, je tiens dans ma main droite la main d’Amalia, et dans ma main gauche la main d’une jeune femme métisse dont je ne connais pas le nom. Puis Saint-Légier commence ses incantations. Elle ne parle pas, elle marmonne et bafouille dans une langue inconnue, où je reconnais des mots en latin, en grec, d’autres en arabe ou en hébreu. Peut-être des phrases tirées des Arcanes de Swedenborg. Mme Saint-Légier est renversée en arrière sur sa chaise en plastique, sa voix devient aiguë, presque plaintive, un ton acide, grêle, qui donne la chair de poule malgré la chaleur étouffante qui règne dans la salle, et quand elle s’arrête de murmurer, sa voix redevient normale, elle demande que nous posions nos mains à plat sur la table. La table est ronde, ordinaire, massive, en chêne brut, dont le plateau ciré porte des traces de coups, des taches. Elle semble une table récupérée d’un naufrage, ou d’une succession lointaine, venue en bateau de quelque province française, une table pour un notaire peut-être, ou pour la sacristie d’un curé de campagne. Maintenant Saint-Légier répète lentement son appel, sans tourner la tête, les yeux fixés droit devant elle, bientôt les paupières fermées, son visage blême flotte dans la pénombre au-dessus de sa blouse violette. Elle dit, puis elle s’interrompt, « Esprit… Esprit… ». Le bois de la table est lisse, d’un froid de métal, lourd, sombre. La voix insiste, rapproche ses appels, tantôt autoritaire, tantôt cajoleuse : « Esprit… Esprit ! » Dehors, le vent est arrivé, il appuie sur les volets, il apporte distinctement la rumeur de la mer, les rouleaux qui avancent lentement sur la plage noire, et la musique aiguë des aiguilles des filaos. Est-ce que quelque chose bouge ? J’entends la respiration asthmatique de M. Marin, il est pris d’une quinte de toux qu’il étouffe dans son mouchoir, et Amalia se penche vers lui pour murmurer quelque chose. Mais ses mains ne quittent pas la table, nos doigts restent collés au plateau comme si une force interne appuyait sur eux, élargissait les bouts pareils à des ventouses de margouillat, et Saint-Légier pose ses questions, toujours de sa voix ondulante, tantôt grave, tantôt aiguë, « Qui es-tu ? Qui ? D’où viens-tu ? Diras-tu ton nom ? Es-tu Le Même ? Es-tu Le Vasseur ? Parle, fais entendre ta réponse dans cette table, d’où viens-tu ? » Les détonations dans les volets, le froissement du vent dans les feuilles du toit couvrent sa voix, un souffle chaud entre par les ouvertures en haut des murs, la lumière du ciel au-dehors vacille. Le Même. Le Même. Le nom du corsaire résonne dans la salle, et aussi le nom de Le Vasseur, alias La Buse, et le nom de Klondike, la société fondée autrefois pour la recherche de son trésor, et les noms sont répétés par toutes ces dames après Saint-Légier, et maintenant par ma voisine Amalia Marin, j’entends la respiration de Joseph qui s’accélère, peut-être qu’il essaie de se joindre à sa femme, lui le rationaliste, l’homme d’affaires intransigeant qui règne sur cent ans de compagnies sucrières ! Dans la pénombre, j’essaie de lire sur les visages, les mains sont crispées sur la table, certaines serrées en poings, d’autres les doigts écartés, jusqu’à faire blanchir les articulations. Y a-t-il un courant qui passe ? Dans mes bras cela vibre, dans mes jambes, je sens les gouttes de sueur qui jaillissent sur mon front, sur mes côtes, les mèches grises collent aux joues des femmes. « Rahout ! Rahout ! » crie la voix, cela semble venir du dehors, de la brousse bousculée par le vent. « Ran ! Ram ! Ra-ann ! Rahona ! » Cela crie d’une voix basse, une voix de mer, ou de rivière, un bruit qui nous entoure et fait grincer les attaches des poutres, les lames de vacoa et le grillage à poules, et en même temps monte une odeur inconnue, une odeur de profondeur, d’eau morte, une odeur de goémon, et la voix au-dehors continue de prononcer avec rage ces noms sans corps, ces noms sans mémoire, sans signification. « Raman, Rahan, Rahona, Rasaham, Arrasaham… » J’ai lâché le plateau de bois noir et je griffonne les noms tels qu’ils viennent, portés par le vent, mais dans la pénombre le stylo-bille refuse d’écrire, il accroche les pages du carnet et laisse des balafres et des trous ! Rien ne restera ! Dehors, le vent appuie encore plus fort sur les volets, les rafales longues viennent du fond de la baie et remontent l’estuaire de la rivière, passent sur les cimes des filaos et entre chaque vague la pluie jette ses grains, cliquette sur les feuilles, pénètre les joints des murs, et une mare noire s’est mise à couler sur le châlit, une eau froide s’avance entre les pieds de la table, une eau couleur de sang, une eau maudite ! J’entends la voix de Marizié, la femme de chambre rodriguaise de M

me Saint-Légier, de l’autre côté de la cloison, la pauvre se morfond dans sa cuisine, terrorisée par les patenôtres de sa maîtresse, mais aussi en colère contre les éléments, peut-être qu’elle récite la prière des morts, De profundis clamavi, c’est la fin du monde ou à peu près ! Plus personne n’invoque personne. Nous savons bien que Le Même, Surcouf, La Buse, personne ne viendra, ils n’ont pas saisi la force du vent, ils sont en panne dans l’entre-deux, ou bien ils n’ont pas le goût de revenir. Ils dorment dans leurs tombeaux, là-bas, de l’autre côté des mers, à Saint-Servan, dans leur commanderie de Chazal, de Craponne, d’Argenvilliers, ou dans la fosse commune des condamnés au gibet, à Boucan-Canot. Tous, toutes, nous sommes silencieux, têtes penchées vers la table muette, bras appuyés sur le bois, les pieds déjà inondés par la flaque qui avance, l’esprit débordant comme un navire qui sombre se remplit du bruit et du souffle de la tempête. Alors, d’un seul coup, au milieu de ce silence bruyant, patatras ! un grand éclat de verre brisé, pareil à un coup de tonnerre, ici, dans notre salle fermée, entre le piano désaccordé et le buste en stuc de sainte Jeanne d’Arc à Domrémy, le vaisselier vient de céder sous la poussée du vent et jette sur le plancher la vaisselle de la Compagnie, les précieuses assiettes, les soupières, saucières, raviers, bols à cidre et tasses à thé, les chemins de table et les ronds de serviette, tout cela en mille morceaux ! Marizié n’y tient plus, elle bondit dans la salle sa pelle et son balai à la main, elle se fraie un passage au milieu des dames ébahies : « Ayo ! Madame, ayo ! Qui faire ? Enn Diab’ madame Lizié, enn grand malher, ça, colère Diab’ madame Lizié ! — Ne dis pas de sottises, Marizié, péna Diab’ ici, tu le sais bien ! — Madame, ena Diab’ ici, Diab’ Rivié Noi madame, couman ça appelé, ti vini, cassé tout, li bien colère ! »