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Et le plus surprenant de tout ceci, je vais vous le dire, vous me croirez si vous voulez, à l’instant même où le vaisselier a basculé, réduisant en poussière le précieux héritage des Saint-Légier, le vent s’est arrêté de souffler, un grand soleil de feu a jailli entre les volets et par les trous en haut des murs, et même par un pan du toit arraché avec sa tôle et sa touffe de vacoas tel un lambeau de scalp. Philippe Leduc est déçu, il attendait Schumann, il a cru un instant que sur le vieux clavier néogothique allaient naître les notes d’une partition inconnue, ou peut-être l’adaptation définitive de la ballade écossaise composée par Schubert sur les paroles de Robert Burns, Auld Lang Syne, et les autres invités attendaient eux aussi, les femmes surtout, la révélation, l’endroit secret où le vieux pirate avait caché son trésor, ou bien le testament disparu de Le Même, écrit avec son sang sur le pont de la Fortune, lorsqu’il fut capturé saoul par les Anglais au large de Golconde.

Quant à moi, je suis parti comme un voleur, avec dans ma poche un tesson de porcelaine brisée, le dixième d’une assiette ornée d’un bouquet de fleurs japonisant, ou chinois, on aimait tellement les fleurs au temps de la traite ! Le sable noir de la baie était bien lisse, j’ai traversé à gué la rivière froide, où flottaient à la dérive les débris de la mini-tornade, les feuilles de bois noir et de takamaka. Au loin, les gorges de la Rivière Noire étaient noyées dans un nuage. Tout était silencieux après la colère du grand Saklavou. Ayo !

Histoire de Saklavou

Mon nom est géant, celui qui ne ment pas, celui qui combat pour toujours, sous le drapeau rouge de la guerre, celui qui revient, car je reviens dans le vent et dans la tempête, je reviens dans l’incendie, dans la vengeance, et je ne crains pas les fusils des miliciens, ni leurs chiens, ni leurs esclaves, je ne crains pas leur Dieu, je ne crains pas leur roi, ni leur armée, ils viennent me chercher dans la forêt et je ferme les portes de branches, je creuse sous leurs pieds les pièges empoisonnés, je lance contre eux les esprits de la montagne, les fantômes des morts, je commande aux esprits et je suis pareil aux anciens, je porte leurs visages et leurs habits, je respire avec leur souffle et c’est pourquoi je suis éternel et les balles de leurs fusils et les crocs de leurs chiens ne peuvent rien contre nous.

Aouha, je n’ai ni père ni mère, ni frère ni sœur, je n’ai pas de village ni de vallée là-bas dans la Grande Terre, car mon pays n’existe pas, je suis seulement d’ici, de cette forêt, de ces ruisseaux, de ces mares, je suis né de la mer, j’ai en moi la force des vagues et la puissance du sel, j’ai en moi la sève des arbres et des plantes, j’ai en moi le sang des cochons marron, le feu du vin de palme, l’humidité des nuages et l’eau des torrents.

Tsaratanana, Massahali, Antanguin, Maronvai, Vohibey, et toi, rivière Mananha, vous êtes mes noms, que j’ai emportés avec moi quand ma famille a été détruite et que ma maison a brûlé. J’ai aussi les noms des navires qui nous portaient dans leur ventre, l’Oiseau, la Belle Poule, le Conquérant, le Revenant, et j’ai le nom maudit de Foul Pointe, Mahavelona, où nous sommes enfermés dans les prisons d’esclaves. Car ce sont tous les noms qui ont tué mon père et ma mère, qui ont vendu mes frères, qui ont emmené mes sœurs dans la honte, dépouillées de leurs robes, pour être livrées aux marchands arabes, à Comoro, à Mayotto.

Je suis géant, celui qui ne ment pas, je reviens pour manger ma vengeance, pour boire le sang des parjures, pour arracher leur cœur et briser leur nuque, pour trancher leur sexe, je reviens pour maudire ceux qui m’ont trahi, qui m’ont abandonné. Je n’ai pas de nom, je n’ai pas de père ni de mère, je suis né dans les bateaux, au fond des cales, je suis né dans la lumière qui nous brûle dans les champs, dans les cannes qui nous coupent le visage, dans les prisons de pierre noire, dans les chaînes qui nous attachent deux par deux, sous la morsure du fouet, dans les entraves, je suis né au milieu d’un troupeau de bêtes à tête d’homme, au corps luisant, sans habits, sans toit, sous la pluie froide, dans la brume de l’hiver, au fond des ravins obscurs, au fond des puits de pierre.

Je porte en moi les grandes plaines vertes où marchent les bœufs, si nombreux qu’ils couvrent l’espace de la montagne à la mer, la plaine verte qui abrite mon peuple sous le règne du grand Cimanoupo, roi des Saklavou, avant la mort de Ramini et la trahison de Boyana, lorsqu’il nous a vendus nous avons marché la tête rasée, et nos mères et nos sœurs ont été mises nues comme des esclaves, nous avons été jetés dans les prisons de la mer, et puis dans les bateaux qui nous ont emportés au loin. Je porte en moi la couleur du sang dans la terre, la mort de mes frères et la honte de mes sœurs. Je sais que je ne les reverrai plus, désormais nous n’avons plus de terre, nous n’avons plus de maison. J’ai connu le tonnerre des canons, le feu des démons qui arrache nos visages et brûle le fond de nos yeux. Je porte en moi la vengeance de mes frères et de mes sœurs, la vengeance de ma terre oubliée, mais je ne porte plus de nom, je suis Saklavou.

Bras d’Eau

Est-ce le grincement des tôles sur le toit du logis de Mme Pâtisson, sous la poussée du vent de la mer, je sens que mes jours ici vont bientôt se terminer, qu’il est temps pour moi de passer outre, d’aller loin, ailleurs, retourner à ce que je connais, Paris, Nice, non pas à ma destinée, je n’ai pas cet orgueil de croire à un destin, mais parce que l’avenir pour moi n’existe pas, il est insensé, une tache aveugle au fond de mes yeux, et ce que je vais laisser ici sera un rideau refermé sur une scène qui se continuera sans moi. Emmeline Carcénac m’a donné ce dernier rôle, malgré son grand âge elle est la seule à comprendre la question que je pose à chacun depuis mon arrivée à Maurice. « Va à Bras d’Eau, m’a-t-elle dit, va voir cet endroit le plus sombre de notre histoire, à nous les Blancs, va le voir et tu me diras, non, plutôt tu m’écriras ce que tu as trouvé, ce que tu as senti. »

Dans la touffeur de sa petite maison, qu’elle appelle par dérision son « Vomissement », assise bien droite sur sa chaise en bois, elle a une allure solennelle. Vieille, la peau ridée par un siècle de soleil, Emmeline est la dernière à avoir vécu à Alma, à côté de la « Grande Maison », avant que tout autour d’elle ne s’écroule, avant les routes, les ponts, les projects, l’assèchement des mares, les clôtures de barbelés, et ce panneau ridicule et odieux, à l’entrée du lotissement, « Come live in Jericho », « Vivez à Jéricho », illustré d’une famille radieuse, sur fond d’un jardin suspendu de Babylone. Pourquoi ce nom ? « Tu verras, ils sonneront si fort leurs trompes, les marchands de biens, que tout s’effondrera ! »

Elle trace même le plan de ma route, par gestes évidemment, depuis longtemps il n’y a plus un crayon dans cette maison. « Écoute-moi bien, Jérémie, tu connais cette pente qui part d’Alma et qui descend dans les nuages, au milieu des cannes que nous croyions infinies, enfants, ton père et moi nous regardions tout ça avec des yeux pleins d’envie, parce que nous savions qu’au bout de la pente on voyait la mer. »

J’essaie de revenir au temps de mon père, il a neuf ans, Emmeline est déjà grande, elle a des seins et de longs cheveux châtains, des yeux en amande, des sourcils bien arqués, un nez aquilin comme tous ceux d’Alma, elle tient ça de Sibylle, la fille d’Axel Felsen, elle exerce une ascendance sur tous les enfants du voisinage, les Blancs, les créoles, parce qu’elle a perdu son père et qu’elle vit seule avec sa mère dans la vieille maison délabrée, ou parce qu’elle va bientôt se marier, alors que tout le monde a pris la route de l’exil, à Saint-Pierre, à Crève-Cœur, et ceux qui en ont les moyens à Curepipe ou à Port-Louis ou même en Europe. Il me semble que je l’entends, que je la vois, telle qu’elle est alors, malgré la crasse du bungalow, le parquet taché, les carreaux opaques, et cette odeur acide des vieux qui imprègne tout.