et la musique bat fort dans les oreilles, il y a le coton candi, les pommes rouges, les beignets, les pralines, un nuage d’odeur sur l’esplanade, je me souviens, je vais avec mon papa au champ de mars, je suis encore petit, je lève la tête pour le regarder, il tient ma main très fort et ça me fait mal mal, je lui dis lâche-moi, mais il ne laisse pas ma main, il a peur de me perdre dans la foule, il m’achète des gâteaux piment, et ensuite nous allons visiter les chevaux. Maintenant je marche sur l’esplanade au milieu des camions, je regarde les stands, je demande : « Vous avez besoin de quelqu’un ? » Les forains se moquent de moi, à cause de ma gueule, mais un homme me fait signe, il s’appelle Scamburlo, il est petit et il a beaucoup de cheveux noirs très frisés, il dit : « Toi, qu’est-ce que tu sais faire ? » Alors je lui montre mon truc, de lécher mon œil avec le bout de ma langue. Je dis : « Je connais faire le lézard. Vous voyez ? » Et ça le fait rire, et ça fait rire les autres, alors je recommence, ils regardent tous parce qu’ils n’ont jamais vu ça. Et comme ça, je suis employé par Missié Scamburlo pour faire le clown, il me donne un habit vert, la veste et le pantalon, et même des chaussures vertes, et je reste devant la loterie de Missié Scamburlo, sans rien faire d’autre que de temps en temps lécher mon œil, et le soir il me donne un bon sandwich et une limonade parce que je ne peux pas boire l’alcool à cause de la maladie, il me donne aussi du casse, c’est la première fois que j’ai un métier. Je ne fais rien d’autre que ça, debout devant la loterie, la voix de Scamburlo résonne dans son haut-parleur, il dit des boniments : « Venez, m’sieurs-dames, approchez approchez, l’homme-lézard le seul le vrai, m’sieurs-dames, capab’ lécher son œil avec sa langue, les petits enfants n’ayez pas peur, l’homme-lézard ne fait pas de mal, il mange seulement les mouches et les moustiques ! » Mais les petits enfants ont peur, une petite fille qui s’appelle Sasha, c’est la fille d’un forain, elle a trois ans, elle se cache derrière sa maman, et si je descends de l’estrade elle se met à pleurer, alors je ne la regarde plus, et là elle sort la tête derrière les jambes de sa maman et elle me regarde, elle a des yeux noirs qui brillent, des cheveux très noirs et son visage très joli, elle est chinoise je crois. Et un soir, après le travail, la maman vient me voir, elle me donne un dessin, elle dit : « Tiens, Sasha a dessiné ça pour vous. » Sur le dessin je vois un grand lézard vert, je le plie en quatre et je le mets dans mon sac, pour le garder toujours en souvenir de Sasha.
C’est ici que je rencontre la première fois la jeune fille aux cheveux bleus. Je ne connais pas son nom, je sais juste qu’elle est sourde parce qu’elle ne peut pas parler, sauf avec ses doigts, et quand c’est moi qui lui parle, elle plisse les yeux et elle rit un peu. Elle n’est pas jolie, elle est un peu grosse, elle a la peau abîmée par le soleil et le froid, et aussi par le vin, elle boit au goulot comme les hommes. Elle est habillée avec un pantalon en jean et un blouson en plastique, j’aime bien ses yeux bleus, et aussi la couleur de ses cheveux, les petits cheveux à l’arrière sont noirs et devant elle a de grandes mèches peintes en bleu, elle les attache quelquefois avec un chouchou.
Elle est à la foire pour laver les camions, ou ranger les outils dans les caisses, mais elle ne travaille pas pour Scamburlo, son boss c’est celui qui tient le stand des beignets et des gaufres, c’est un grand bonhomme qui a la tête en forme de chou, des plis partout et des oreilles trop grandes. Quand la journée est finie, les forains vont se coucher dans leurs roulottes, et la fille aux cheveux bleus reste dehors, elle s’installe dans une cabane en carton derrière les camions pour ne pas avoir froid, et aussi pour qu’on ne la voie pas dans la rue, parce que la police rôde et ramasse les vagabonds. À côté des caravanes les chiens sont attachés à des chaînes, j’ai peur des chiens mais la jeune fille aux cheveux bleus les aime bien, elle s’assied avec eux, elle les caresse, ils lui lèchent la figure.
Béchir m’attend plus loin, au carrefour près de l’autoroute, avec lui je vais au café, même si je ne bois pas de café et lui ne boit pas d’alcool, nous dépensons un peu notre paye, il veut m’apprendre à jouer aux cartes. Il dit : « Les forains, ils t’exploitent, mon vieux ! » Je hausse les épaules. Même s’il ne me donne que quelques billets froissés et des petits sous, Scamburlo je l’aime bien, il ne crie pas sauf dans son haut-parleur, il n’est pas comme le type qui fait travailler la fille aux cheveux bleus, lui aboie parce qu’il veut coucher avec elle et qu’elle ne veut pas. Je dis à Béchir : « Viens travailler aussi à la foire. » Il dit qu’il n’a pas besoin de casse, parce qu’il touche la pension des harkis, avec sa carte de militaire. Il dit qu’il est blessé pendant la guerre, et pour ça on lui donne la pension, parce qu’il ne peut pas travailler, mais je crois qu’il a menti, il n’est jamais allé à la guerre, même s’il dit qu’il a reçu une balle d’un fellagha, et pour ça il a toujours mal à la tête.
Un jour, j’arrive sur l’esplanade et il n’y a personne, tout le monde est parti, avec les camions et les boutiques, je vois juste les papiers par terre, les traces d’huile des camions et la sciure, les bouteilles vides. La police dit : « Monsieur, vous n’avez pas le droit de vous installer ici, vous faites trop de saletés ! » Je dois m’en aller moi aussi, si je reste sur l’esplanade, la police va m’emmener au commissariat, et ensuite on m’enferme quelque part, on me renvoie à Saint-Germain-en-Laye chez Père Antoine, et après Missié Hanson me met dans l’avion pour Maurice pour laver lipied à Marie Reine de la Paix. Alors c’est décidé, bientôt je pars sur la route qui va au sud, jusqu’à la mer.
Le prophète
La route est longue, pour aller au bout du monde. Ici Paris, c’est toujours des rues, des avenues, des places en étoile. La Louise, c’est l’endroit le plus important du monde, c’est le cœur de tout le monde. À Paris, la Louise, c’est partout. Je ne connais pas les noms. Les gens disent des noms, je les entends, puis je les oublie. Ils changent tout le temps. Boucicaut, Michel-Ange, La Muette, La Plaine, Beaubourg, Luxembourg, Gennevilliers. Moi je sais marcher, c’est ce que je fais de mieux. Eux, les clochards, les SDF ils ne savent pas marcher. Ils arrivent quelque part et ils n’en partent plus. Ils étendent leurs cartons par terre, leurs sacs en plastique, ils construisent des cases avec des bouts de bois, avec des toiles, entre les jambes des ponts, le long des gares. Je ne sais pas pourquoi ils aiment les gares. Moi je dis, les gares, ce n’est pas un endroit pour habiter, les vigiles rôdent avec les chiens méchants, ils ont des habits bleus avec une raie blanche, ils portent des casquettes noires, ils braquent leurs torches électriques dans les yeux, ils demandent : « Toi, comment tu t’appelles ? » Les policiers sont polis, ils ne vous tutoient pas. « Bonsoir, contrôle d’identité, vos papiers. Vous êtes français ? Oui ? Avez-vous une pièce d’identité s’il vous plaît ? » Moi j’ai jeté mes papiers le premier jour, parce que Béchir me dit : « Tu jettes tes papiers, tu dis que tu les as perdus, qu’on te les a volés, comme ça on ne va pas te déporter. » Lui, il est d’Afrique du Nord, d’Algérie. Il répond toujours la même chose aux policiers. Il a un drôle d’accent pour les faire rire. « Moi, Français, Missieu, moi Français de Mostaganem. » Il montre sa carte militaire et la police regarde. Ils disent : « Ce n’est pas vous sur la photo. » Il dit : « C’est moi, Missieu l’agent, j’te jure c’est moi, maintenant je suis vieux, je suis fils de harki, grand blessé de guerre, Missieu. » Moi, je dis : « Français, Missié, Français Ma’tinik. » Je dis Missié pour les faire rire. Je dis Ma’tinik, je pourrais dire aussi La Réunion ou encore Tahiti. On nous emmène au poste. Ça ne dure pas longtemps, la camionnette bleue s’arrête, nous attendons dans une petite pièce qui sent mauvais. Je peux me laver, me chauffer. Béchir aussi se douche, c’est ça qui est bien avec les musulmans, ils aiment se laver, pas comme les Français. Ensuite on nous libère. « Faut pas rester dehors, monsieur. C’est pas la Martinique ici, la nuit vous pouvez mourir de froid. » Béchir repart avec moi, qu’est-ce qu’on peut faire de lui ? Moi j’ai le corps endurci. À Ripailles, à Crève-Cœur, du côté d’Alma, je dors dehors dans les cannes, la petite pluie fine ne me fait pas peur, je me tasse sous un plastique, ou bien je fais un trou entre les racines. La petite pluie, je l’aime bien. Elle est ma musique, elle me berce et me couvre et me caresse. Parfois, une femme agent me parle gentiment. Elle est noire, un peu grosse, je crois qu’elle est vraiment de là-bas, des îles d’Amérique. « Pourquoi vous êtes ici, monsieur ? Est-ce que vous ne seriez pas mieux au pays ? — Qu’est-ce que je peux dire ? C’est mieux là-bas, et ce n’est pas mieux. — Qu’est-ce qui n’est pas mieux là-bas ? » Elle a des yeux humides, couleur noisette, elle a un petit nez et une grande bouche, je regarde ses lèvres bien rouges. Je dis : « Là-bas c’est trop petit. Il faut connaître le monde. » Je crois que cette réponse lui plaît. « Alors c’est pour ça que vous êtes ici, pour connaître le monde ? » Les autres flics se moquent d’elle. Ils disent : ton amoureux. Ils disent que je suis jeune et joli, et ici c’est un café, pas un poste de police, nous bavardons, elle et moi. Je dis : « Oui, madame, je crois que tous les humains doivent partir un jour, et marcher droit devant eux pour rencontrer ceux qu’ils ne connaissent pas. » Grâce à Mme Myriam, c’est son nom, je peux me doucher et manger un bon sandwich, boire un café, parce qu’elle dit qu’elle ne rencontre personne comme moi, qui ne boit pas, qui ne fume pas, qui ne se bat jamais, simplement qui voyage dans les rues de Paris, sans papiers, sans billets, même sans parapluie, et qui cause bien poliment à tout le monde.