Nous marchons tous les jours, même dans le vent, même sous la pluie. Béchir ne demande jamais pourquoi. Peut-être il croit que j’ai un plan, mais c’est seulement le plan de la ville dans ma tête, et les noms que j’écris dans le cahier. Béchir aime marcher avec moi, parce que je ne parle pas, je ne raconte pas ma vie, je ne lui pose pas de questions sur sa vie, ça ne me regarde pas. La nuit, je ne dors pas, je reste assis les yeux ouverts pendant que Béchir ronfle, ça le rassure, je suis son chien de garde.
Nous revenons un soir à la grande porte de l’Est, devant l’esplanade et le carrefour et le pont au-dessus des autoroutes. Ce ne sont plus les forains, ce sont les Gitans, sur la grande place ils allument les feux de caisses, ils se chauffent et font la cuisine. D’abord, ils veulent nous chasser, les jeunes nous barrent la route, ils disent dans leur langue : « C’est fermé, foutez le camp ! » Ils nous regardent dans la lumière des réverbères, ensuite ils me voient et ils arrêtent de crier, à cause de mon visage. Ils nous laissent passer. Sur la place les autos roulent lentement, les phares allumés. Béchir demande : « Est-ce qu’on peut rester à se chauffer ? » Alors les Gitans s’écartent et nous restons accroupis devant le feu pour nous chauffer, les enfants viennent nous regarder, des garçons, des filles, ils ont des yeux brillants, ils rient, leurs dents brillent dans la nuit. Béchir s’installe contre la jambe du pont, il s’endort devant le feu, mais moi je reste assis, enveloppé dans mon manteau, je regarde les flammes qui dansent. Le feu s’éteint avant le matin sous une petite pluie. Les Gitans sont repartis, sauf quelques vieux qui s’abritent sous des sacs en plastique. Le bruit des autos se calme, ça ressemble à la mer le matin, quand les vagues ralentissent et le ciel s’éclaire, l’air est immobile, les oiseaux ne se sont pas encore éveillés. Ensuite les enfants reviennent, je ne sais pas d’où ils sortent, ils sont cachés dans les bosquets à cause de la police, ou bien ils dorment sous les camions, ils sont des petits rats, ils trottent, ils rongent, ils ont des petits museaux noirs et pointus. Ils viennent, ils me touchent pour savoir si je suis réveillé, ils voient que j’ai les yeux ouverts, je fais un geste et ils crient. Je crie aussi et ils s’écartent en riant. À côté Béchir dort encore, la tête dans un sac en papier percé de trous pour respirer, son bonnet enfoncé sur les yeux. Je ne parle pas aux enfants. Je les regarde et pour les faire rire je passe le bout de ma langue sur mon œil. Ils n’ont jamais vu ça ! Dans mes poches j’ai des bonbons, ce qui reste de la fête à Saint-Germain-en-Laye, je les lance en l’air et les enfants les attrapent au vol. Je me lève pour pisser derrière la pile du pont, et les enfants me suivent, ils cherchent à voir ma queue, ils croient qu’elle est noire comme mon visage ! J’entends leurs voix qui papotent, qui cliquettent. Dans le carrefour les autos démarrent leur ballet, les camions roulent et pivotent lentement, en klaxonnant. Dans la tranchée des autoroutes la circulation fait un bruit profond, ça vient de sous la terre et ça fait trembler les feuilles des arbres, un grand serpent qui se réveille, avec ses millions d’écailles.
La vibration réveille Béchir et les vieux, ils se lèvent l’un après l’autre, ils marchent pour se réchauffer, ils allument des cigarettes. Un homme fait le feu pour chauffer du café, ou de la soupe, ça sent une odeur de brûlé. La pluie tombe plus fort, ça crépite sur le feu, les hommes arrivent sous le pont, ils descendent les talus, ils vont vers le jardin des buttes, vers la Sonacotra.
Je commence à marcher, Béchir dit toujours : « Qui côté allé ? » Je ne réponds pas, je ne sais pas. Je vais plus loin, c’est tout. Vers l’est, vers le soleil qui troue les nuages. Il y a un grand arc-en-ciel qui s’appuie sur les immeubles, ou peut-être quelque part là-bas de l’autre côté de la ville.
Partout où je vais, ils vont aussi. Le long des boulevards et des avenues, sur les carrefours des autoroutes, sur les trottoirs devant la gare, ou dans les ruelles obscures, dans les jardins. Ils m’attendent. J’arrive, ils se lèvent et ils marchent, derrière moi, ou à côté et aussi devant moi, ils ne parlent pas, ils marchent et ça fait un fleuve lent, il s’étire, se sépare, se retrouve, toutes ces têtes, toutes ces jambes, ça fait un bruit lourd de fleuve, ça sent aussi une odeur de fleuve, un bruit de respiration, avec des mots qui fusent, des petits cris, petits grognements d’animaux dans les fourrés, des vaches sur les falaises de Crève-Cœur, des cerfs dans les chassés, des oiseaux fous sur les rochers de Gris-Gris. Moi je ne demande rien. Je ne m’adresse à personne. Je ne veux rien, je n’ai pas besoin d’eux, je ne leur appartiens pas. Ils sont là, ils marchent avec moi, quelquefois devant moi, quelquefois loin de moi.
Quand j’arrive, le matin, ils sont là, ils se réveillent, ils ont les yeux collés, les cheveux mêlés, sur leurs joues les rides du sommeil, mais moi je ne dors pas, mes yeux sont brûlés, ma peau est dure. Ils se souviennent de mon nom, les enfants crient : Dodo ! Dodoo ! Ils chantonnent mon nom, ils courent, ils répètent : Dodo ! Doo-o-oh ! Je ne sais pas s’ils se moquent de moi. Je crois que je leur fais peur, ou bien je les fais rire, j’essaie de lécher mon œil. Ils ne vont nulle part, leur maison est nulle part. Les Roumains, les Yougos, les Gitans, les Arabes, les Sénégalais, les Afghans. Ils sont chassés de tous les pays, ils n’ont pas de famille. Ils vont en Angleterre, en Allemagne. Ils ne savent pas où. J’arrive sur la place, dans la brume, avec seulement mon sac de Vicky, mon manteau, mes baskets, ils me suivent, ils imaginent que je les conduis quelque part. Nous traversons les beaux quartiers silencieux, le long des avenues vides plantées de grands marronniers, le long des rues sans magasins, le long des canaux. Nous arrivons dans des endroits inconnus, des endroits sans nom, mais est-ce que ça sert à quelque chose un nom si aucune rue ne va vers la mer ? Les gens s’écartent devant nous, ils s’arrêtent sur les portails, ils changent de trottoir, les filles des écoles, les mères de famille avec leurs petits enfants, elles sursautent et elles les serrent dans leurs bras, quelquefois les bébés pleurent quand ils me voient. Autrefois à la Louise, je passe devant le bazar, ou bien le long des arrêts de bus, les filles reculent, les vieux me maudissent, un homme me dit : « God have mercy, Dieu me préserve de cette lèpre ! » La foule marche avec moi, tous ces foucas, ces va-nu-pieds, ces clochards, ces enfants voleurs, alors les gens s’écartent pour nous laisser passer, le fleuve brun doit couler, l’eau sale doit suivre les ruisseaux, personne ne peut l’empêcher, personne ne peut l’ignorer, il faut que ces anoraks, ces jeans, ces vestons, ces bonnets de laine, ces cagoules, ces chaussures éculées, il faut qu’ils passent, la vanne est ouverte et l’eau doit couler sur le trottoir, suivre les rigoles et les fissures. Les autos ralentissent sur les routes, les essuie-glaces s’agitent en crissant, non, non, on n’a besoin de rien, ne venez pas poser votre chiffon sale sur mes vitres luisantes ! Nous autres, nous marchons au milieu des voitures sur la chaussée, nous traversons les ponts, les passerelles, nous nous glissons par les tunnels sous l’autoroute, nous marchons sur les rails rouillés, et toujours, devant, derrière, sur les côtés, les gosses courent, sautent à cloche-pied, shootent dans les boîtes, dans les poubelles, tambourinent aux portes, lèchent les vitrines, ils crient, ils rient, ils aboient, ils dansent.