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Je marche tout le jour, puis je suis fatigué, alors je m’assois par terre, là où je suis, au soleil s’il y en a, au soleil blanc qui brille sur les balcons de verre, ou dans un jardin public. La police vient, on téléphone dans les maisons, dans les boutiques, parce que nous faisons peur aux femmes du quartier, aux petits enfants, aux petits vieux, on parle au numéro magique et la camionnette bleue de la police arrive doucement, c’est un défilé interdit, pas de mendiants, pas de clodos par ici, allez plus loin, bougez ! Si nous sommes assis, c’est circulez, alors nous circulons, nous faisons des cercles autour des quartiers, maison par maison, mais si nous marchons, c’est partez, foutez le camp ! Chacun de son côté, l’un à l’est, l’autre à l’ouest. L’un vers les boulevards extérieurs, l’autre vers les petites rues du centre. La camionnette bleue s’en va, elle a d’autres urgences, ou bien ça ne l’intéresse plus, pourquoi nous ne marcherions pas ? Une fois, un grand bonhomme crie aux policiers : « Arrêtez-les ! Arrêtez-les ! » Alors une femme de la police va devant lui, ce n’est pas Mme Myriam mais elle est noire elle aussi, elle dit au bonhomme : « Monsieur ! Cessez de crier, on ne va arrêter personne, pour votre gouverne le délit de vagabondage n’est plus constitué. » J’aime bien ces mots, pour votre gouverne ! L’homme n’est pas content, je l’entends : « Pauvre France ! » À la femme de la police, je dis merci, mais je ne souris pas à cause de ma bouche. Elle dit : « Monsieur, vous et vos amis, je vous conseille de changer de quartier. » C’est ce que je fais. Je ne sais pas ce que je cherche, les autres non plus ils n’en savent rien. Je sais que je marche pour ne pas dormir, pour rester vivant, pour respirer. Si je m’arrête, je suis mort.

La jeune fille aux cheveux bleus est venue, elle ne part pas avec les forains, elle reste toute seule sur l’esplanade comme une enfant perdue, ensuite elle va avec les Gitans, c’est comme ça que nous la trouvons. Elle marche avec moi et Béchir, je l’aime bien parce qu’elle ne parle pas, seulement avec ses mains et avec ses yeux, et je suis content parce qu’il y a toujours trop de mots dans le monde. Maintenant elle est en robe longue et elle a des sneakers blanc et rouge, elle a la peau brune et des yeux clairs, elle a les cheveux teints en bleu mais la peinture s’en va et en dessous ses cheveux sont noirs, le jour elle marche près de moi, à mon pas, à grandes enjambées, elle saute d’un trait à un autre sur le trottoir, ou d’une bande blanche à l’autre en traversant les rues, et le soir, quand je m’arrête au carrefour des autoroutes, près de la porte de l’Est, elle s’assied à côté de moi et elle pose sa tête sur mon épaule pour dormir, et moi je ne bouge pas, je respire doucement, elle sent bon. Béchir se moque de moi, il dit : « C’est ton amoureuse ? » Je ne réponds pas, je n’ai pas d’amoureuse, bien sûr Béchir ne connaît pas la maladie du Σ, le docteur Harusingh dit que je ne dois pas approcher des femmes, même si je vais au quartier des putes chinoises pour voir les femmes nues, ma queue est dure, je paye et elles enlèvent leurs habits et je guette leurs seins et leur peau claire, leur sexe avec les poils noirs comme le poil des chiens, mais je ne les touche pas, c’est interdit. La jeune fille aux cheveux bleus pose sa tête sur mon épaule et j’aime sentir son poids, j’ai les yeux ouverts toute la nuit et j’écoute sa respiration, et quand c’est le matin, elle glisse sur le sol et elle dort pliée, la tête contre ma hanche.

Un jour, j’arrive au pont des autoroutes et il pleut doucement, à Maurice on appelle ça la pluie la farine, ici c’est simplement la pluie triste. La fille aux cheveux bleus tient un enfant dans ses bras, un garçon qu’on lui prête pour mendier, parce qu’un enfant malade ça fait pitié, il est pâle, sa tête tombe et ses yeux tournent et montrent du blanc, je crois qu’il va mourir. Je suis sur la place, avec les autos qui tournent lentement et les gros camions qui éclaboussent en passant dans les flaques, et déjà les phares sont allumés pour la nuit. La fille aux cheveux bleus tient l’enfant devant moi, une poupée de chiffons, elle ne me regarde pas, mais à côté d’elle la mère du garçon me regarde, son visage est tordu parce qu’elle croit qu’il va mourir. Béchir dit : « Alors ti frère, elle te donne son fils ? » Moi je sais qu’elle ne veut pas me donner l’enfant, je me souviens de la vieille Yaya, un jour enn’ tifille tombe d’un arbre, on l’apporte à Yaya pour qu’elle lui donne la vie, elle crache un peu de salive et elle passe ses doigts sur la fontanelle et l’enfant gagne la vie, Artémisia me raconte ça, alors moi aussi je fais pareil que Yaya, je passe ma main sur le visage du bébé, je souffle dans les trous de son nez, et l’enfant se met à tousser, maintenant il a les yeux ouverts et il me regarde, il gagne la vie. Ça se passe ici, sur le carrefour des autoroutes, sous la pluie, avec le bruit des camions et des autos, j’imagine que je suis toujours là-bas à la Louise, et je vais voir ceux que j’aime, la vieille Yaya, Artémisia et Honorine, et aussi grand-mère Beth, je vais retourner à Alma. Alors la femme se penche, elle embrasse ma main, elle me dit : « Jésus ! » Moi je crie : « Je ne suis pas Jézi, je suis Dodo, rien que Dodo. Qu’ils ne m’emmerdent pas avec leur histoire de Seigneu’ Jézi ! » Et je pars en marchant vite. Père Chausson, Père Antoine, Monique, Véronique, Missié Hanson, vous allez tout raconter, vous allez dire : « Dodo, retourne au pays Moris, Dodo, va laver li pieds clodos à Marie Reine de la Paix ! » Je pars en courant, seul Béchir a le droit de me suivre, d’ailleurs il ne comprend pas, Jézi c’est personne pour lui, il ne connaît que M’hamad, et peut-être Issa. Ce soir, la jeune fille aux cheveux bleus dort contre mon épaule, comme chaque soir, mais avant de dormir elle prend ma main. Et c’est la première fois que j’ai dans ma main la main d’une femme.

Krystal en prison

Je suis allé à la prison des femmes, sur la route de Beau Bassin. C’est pour une étude sociologique, c’est ce que j’ai prétexté, afin d’obtenir le laissez-passer du commandant Paul Sadhou, grâce à Mme Veiss, l’amie de Mme Pâtisson, elle a travaillé naguère dans la prison des femmes, et puis le nom de Felsen a sans doute aidé, ils sont tous fin morts mais tout le monde connaît leur nom. Je franchis la porte à pied, parce que le taxi ne veut pas attendre, le haut mur de brique rouge lui fait peur, et aussi la porte en fer à deux battants, peinte en noir. C’est le portail de l’enfer ! J’ai le cœur qui bat fort comme à un premier rendez-vous, là-derrière cette porte il y a ma Krystal. Les prisonnières sont alignées, en rangs par deux, pour la promenade dans la cour poussiéreuse, les gardiens sont au garde-à-vous, immobiles, le soleil brûle leurs casquettes sombres. Un coup de sifflet, les prisonnières se mettent en marche, un rang après l’autre, elles entrent dans le bâtiment. J’essaie d’apercevoir Krystal, au milieu des femmes, mais cela me semble des mois depuis que je l’ai vue, assurément elle a changé, elle a grandi encore, elle a mûri, peut-être qu’on a coupé court ses beaux cheveux bouclés, la plupart des femmes en prison ont les cheveux ras à cause des poux, sauf quelques musulmanes qui portent un voile. Elles sont toutes habillées du même uniforme, une robe-tablier grise, boutonnée tout du long, des tongs. Certaines viennent d’arriver, elles ont encore leurs jeans troués, leurs T-shirts avec des logos, des sneakers fantaisie. Elles marchent au pas cadencé, au rythme du sifflet à roulette. Mme Veiss a obtenu le rendez-vous avec le commandant Sadhou, elle m’a prévenu : « Vous ne devez parler à personne en particulier, si vous montrez que vous connaissez une détenue, si vous lui adressez la parole, les autres la battront pour se venger. » Comment pourrais-je lui dire que je suis ici pour une seule raison, pour voir Krystal, mon petit amour, mon sucre, que tout le reste m’indiffère, que je suis prêt à mentir, à ruser, à me tourner en ridicule, juste pour l’apercevoir un instant dans ces murs, parmi les autres prisonnières ? J’ai su que Krystal était enfermée, qu’on l’avait arrêtée, pour avoir voulu faire coquin avec l’argent d’un touriste, à Grand Baie, tout le monde maintenant le sait jusqu’à Mahébourg et Pointe d’Esny, même Mme Pâtisson en parle, elle m’a vu avec elle, ou bien c’est son cuistot un peu fourbe qui le lui a dit, mais elle ajoute, et pour cela je ne lui en veux pas : « Pauvre fille, on fait payer les lampistes, ce n’est pas elle qu’il faudrait mettre en prison, ce sont tous ces hommes qui abusent de sa jeunesse. » Est-ce qu’elle dit ça pour moi aussi ?