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Plusieurs fois je vais rue Moreno, au Ward Four, je rôde devant la porte de son immeuble, mais un jour un bonhomme sort, je ne sais pas qui c’est, un homme grand et costaud, la peau très noire, il me donne une gifle et il me pousse dans le ruisseau. « Qui rôdé là ? T’as pas compris toi le pilon ? Bugger off ! » Il me fait courir vers le bout de la rue, et après ça je ne retourne plus chez Zobeide. Et puis la maladie empire. J’ai mal, j’ai si mal, j’ai des suées. Et Papa appelle le docteur Harusingh, il m’examine, mais il ne dit rien. Je reste couché dans ma chambre, les rideaux tirés parce que j’ai mal aux yeux. Et j’ai un délire, je vois les diables qui s’approchent de mon lit, avec des faces tordues et des yeux méchants, ils tendent leurs mains pour m’attraper par les cheveux et moi je crie. Et depuis ce temps-là je vois les diables dans le miroir, partout où je vais je mets du papier sur le miroir, ou bien je le cache avec des habits. Ensuite je n’habite plus dans la maison à cause de la maladie, je suis dans la cabane bambous au fond de la cour, j’ai des croûtes sur le corps, je saigne dans la bouche et j’ai la langue noire. Je n’arrive plus à manger ni à dormir, j’ai très mal à la tête, Artémisia m’apporte des linges mouillés pour m’envelopper la tête. C’est comme ça que j’ai perdu mon nez et mes sourcils, mes paupières et mes cheveux, et que je suis devenu un monstre. Plus personne ne me connaît, les vers ont mangé mon crâne. Et je prends l’habitude de voir des démons.

La pierre de gésier

Je suis de retour. C’est un sentiment étrange, parce que je ne suis jamais venu à Maurice. Comment peut-on ressentir cette impression pour un pays qu’on ne connaît pas ? Mon père a quitté l’île à dix-sept ans, et il n’est jamais revenu. Ma grand-mère n’était pas d’ici, elle était née en Alsace. Ma mère s’appelle Alison O’Connor, elle était infirmière en Angleterre, après la guerre mon père l’a rencontrée et ils se sont mariés. Mon père était émigré, on dit maintenant, de la « diaspora » — c’est un mot que je ne lui ai jamais entendu dire, pas plus que le mot « exil ». Il n’en parlait pas, même s’il était imprégné de la plus profonde nostalgie pour son pays natal. Ses regrets, il ne les disait pas avec des mots. Il les extériorisait par ses gestes, par ses manies, par ses fétiches. Partout, durant mon enfance, j’ai vu ces objets qui le rattachaient à son île : des coquillages (ramassés par lui sur les plages, jamais il n’aurait accepté de les acheter à la brocante), des morceaux de lave, du corail, un poisson séché, un coffre moucheté de bleu, yeux rétrécis, nageoires minuscules et friables et cet anus qui me faisait rire, noirci et fripé comme une bouche de vieux. Des graines aussi, des grains de café, des gousses de tamarin, des coques d’un brun rouge, des morceaux de bois de coco noirs, et cette grosse graine vernie, écaillée, dont j’ai appris le nom très tôt, parce qu’il ne ressemblait à aucun autre, et ne figurait dans aucun dictionnaire, le tambalacoque. Peut-être mon père m’a-t-il raconté la légende du gros oiseau sans ailes qui s’en nourrissait et qui, en la rejetant décapée dans ses déjections, donnait naissance à un grand arbre unique au monde, le Sideroxylon grandiflorum, ou arbre de fer à grandes feuilles, dont je pouvais croire qu’il avait été contemporain du Déluge. Mais à la réflexion, je crois qu’il n’a rien raconté. Ces objets étaient là, sur la table de son bureau, sur le bord des étagères de sa bibliothèque, ou bien sur sa table de nuit, pour rien, sans paroles. Simplement là.

Et les cartes. Il y en avait partout, accrochées aux murs, recouvertes d’un duvet de poussière, ou bien roulées en haut des armoires, empilées à côté des dictionnaires anglais, comme si elles allaient servir un jour. Toutes, des cartes de Maurice, à différentes échelles, et des plans de Port-Louis, avec les noms des rues changés, des indications écrites à la main, au crayon, des noms de commerçants, Ali, Soliman, Amoorasingh, Woong Chong Li, Pak Soo, Tsuridar, et les noms de bureaux, rue de la Mosquée, rue Edith Cavell (anciennement rue du Rempart), les bureaux de la Lonrho, la Sugar Island, la Commercial Bank, Consolidated Oriental, et les noms d’hôtels, non pas les grands hôtels prétentieux d’aujourd’hui, mais les petites pensions réservées aux petits fonctionnaires anglais, National, Pearl, MacArthur, Montaigu, et les restaurants, la Flore, le Barachois, le Capitaine, l’Espérance, le Cari Sec. Je ne crois pas que mon père regardait ses cartes. Elles étaient là, avec les coquillages et les graines, des éléments du décor, avec les photos d’anniversaire ou les photos de voyage, il ne les voyait plus mais si d’aventure quelqu’un les déplaçait il s’en apercevait aussitôt : « Qui est-ce qui a touché au plan de Port-Louis ? » Il ajoutait : « Celui de 1923 », comme si ça avait plus d’importance. Comme si quelqu’un d’autre que moi ou ma mère avait pu s’y intéresser, ou même le dérober.

De toutes ces choses, ce qui m’a le plus attiré, fasciné, au point que cela a, je crois, décidé de ma vie future, c’était cette pierre ronde, blanchâtre, usée, qui était posée à côté des coquillages et des graines dans la bibliothèque, oubliée là après une crue, et que j’ai manipulée dès que j’ai pu atteindre l’étagère supérieure où elle était exposée. Je ne me souviens pas d’avoir demandé ce que c’était. Un caillou, un simple caillou, de la taille d’une balle de tennis ou un peu moins, mais parfaitement rond, avec juste un léger piquetis sur sa surface, la trace de coups minuscules, qu’on n’apercevait qu’en le présentant à la lumière du soleil. Je n’ai jamais pensé que ce pût être un jouet. Je l’ai pris souvent, gardé dans ma main, jusqu’à ce qu’il devienne chaud. J’ai senti son poids, j’ai examiné son grain, je l’ai approché de mes lèvres pour deviner son goût, pour évaluer sa dureté. Puis chaque fois je l’ai reposé exactement à sa place, sur l’étagère du haut, entre la graine de tambalacoque et les coquillages de cauris.

Un jour, longtemps après, j’ai osé demander à mon père : « Ce caillou rond, qu’est-ce que c’est ? » À ma grande surprise, lui qui ne parlait pas, surtout pas de son passé, s’est confié d’un coup : « Tu ne devines pas ? Je vais te dire ce que c’est. J’avais dix ans à peu près, j’ai trouvé ce caillou au milieu des champs de cannes, du côté de Mahébourg, au sud. On venait de faire la coupe, je marchais dans les cannes au hasard, mon père était allé voir quelqu’un à l’usine de Mon Désert, et j’ai vu ce caillou blanc qui brillait sur la terre rouge, entre les débris des cannes. Je l’ai rapporté pour le montrer à mon père, et dans l’usine un ingénieur a regardé le caillou et il m’a dit : “Tu as trouvé un objet rare, c’est la pierre de gésier d’un dodo. Tu vois sa taille, son poids, tu peux imaginer la taille de l’oiseau qui portait cette pierre dans sa gorge.” »

À partir de cet instant, j’ai su que cette pierre ronde aurait sa place dans ma vie, et quand mon père est mort, ç’a été la seule chose que j’ai gardée. Ma mère a fait le choix d’entrer au couvent Saint-Charles, sur les hauteurs de Nice, et tout a été vendu, dispersé. Les meubles anciens de ma grand-mère O’Connor — elle avait repeint au Ripolin ses fauteuils Louis XVI —, les bibelots, les ustensiles de cuisine, la vaisselle ébréchée, les malles de dentelles et les coffrets de colifichets, tout est parti à la brocante. Un bouquiniste a racheté le lot de livres, les vieux journaux, les cartes, les almanachs. J’ai gardé pourtant la vieille carte de Maurice au 1/25 000, imprimée par Descures, datée de 1875, sur une toile jaunie enroulée autour d’une canne de bambou. On y voit toutes les parcelles avec les noms de leurs propriétaires, et les anciennes sucreries. Bien sûr j’ai vu Alma avec le nom des Felsen, mais ce n’est pas pour ça que j’ai voulu la garder. Non par nostalgie, mais parce que le découpage précis et les hachures du relief pouvaient me guider dans ma quête de l’oiseau disparu, parce que certains de ces noms et certains de ces lieux étaient les uniques témoins de cette histoire. J’y trouvais les traces des bosquets, les ravines, les mares, et je pouvais, appuyé sur la carte, imaginer le gros oiseau sans ailes en train de galoper dans les broussailles, je pouvais même entendre son cri, son braiment de détresse dans sa solitude envahie de prédateurs impitoyables. J’ai affiché la carte dans ma chambre de la cité U, et j’emportais la pierre de gésier dans ma poche, pendant que je suivais les cours au Muséum d’histoire naturelle. C’étaient mes fétiches. J’ai montré un jour la pierre à mon amie Clara, elle l’a tenue dans ses petites mains brunes, la pierre brillait d’un éclat plein de jeunesse ! Je crois que Clara a été la seule à toucher cette pierre depuis la mort de mon père. Quand j’ai dit à Clara que j’irais à Maurice pour écrire mon mémoire sur cette pierre de gésier, elle a éclaté de rire comme si je lui racontais une blague ! Elle a même commenté : « Veinard, tu vas te la couler douce sur les plages, aux îles ! » À cette époque, beaucoup de gens croyaient qu’il y avait plusieurs îles Maurice. Je ne lui ai pas proposé de venir. Je n’ai pas eu à me justifier. Je n’aurais pas aimé lui parler de la forêt, des ravines de la Rivière Noire, des flaques boueuses dans les hauts, des montagnes prises dans la brume. J’ai réuni mes papiers, l’argent, j’ai fait mon sac sans oublier un tulle pour la moustiquaire et les pilules d’ozone pour l’eau des torrents. J’ai roulé la carte dans un tube, j’ai mis la pierre blanche dans mon cartable, et je suis parti.