J’entre dans le réfectoire, et le commandant Sadhou m’explique : « Ici vous n’avez que les détenues pour des délits, pas les criminelles, par exemple nous avons deux filles de dix-huit ans, des Françaises, elles se sont fait pincer à la douane avec de la drogue dans leurs bagages, des comprimés d’amphétamine, elles ont écopé de vingt ans de prison, quand elles sortiront elles seront vieilles, c’est terrible pour elles, c’est vraiment un gâchis, parce que ce ne sont pas elles les responsables, elles ont servi de mules, j’ai envie de dire de dindes. »
Je regarde les visages, les filles m’observent à la dérobée, je crois reconnaître une des Françaises arrêtées à la douane, elle est plus pâle que les autres, elle baisse les yeux. Elle marque le même pas, seulement elle ne sait pas marcher avec les tongs, elle devra apprendre à être créole pendant toutes ces années. Je ne dois pas montrer mon intérêt. J’avance lentement dans la salle, pendant que les femmes s’activent pour le repas, disposent les plats, transportent les assiettes garnies. Derrière le comptoir de la cuisine, une grande femme un peu hommasse, la cinquantaine fatiguée, elle parle haut et fort, elle engueule les filles qui font le service, accent anglais traînant, elle baragouine en mêlant le français, l’anglais, le créole. « Marsé plis vite, avancé, c’m on do it, hurry up ! » Sadhou : « Elle, par contre, c’est une meurtrière, on la garde parce qu’il n’y a pas de place ailleurs, elle a tué son mari, elle est australienne, elle ne sortira jamais d’ici, venue pour les vacances, elle mourra en prison. » L’Australienne nous regarde, elle ne baisse pas les yeux, elle nous interpelle : « Hey you, pretty boy ! I ain’t for sale ! » Sa voix de perroquet, criarde, éraillée par le tabac. J’ai fait le tour des cuisines, en feignant de prendre des notes dans mon calepin. Puis je m’aventure, je demande à voir une détenue. Sadhou est surpris, il dit : « Normalement il faut suivre la procédure, vous devez voir cette personne seule, au parloir, pour que les autres ne soient pas au courant. Qui est-ce ? » Krystal, mon aventureuse, mon héroïne. Sadhou est grand, la cinquantaine, visage basané, moustache teinte en noir. Il a des yeux doux, légèrement humides, je pense qu’il doit être un bon père de famille, et ces filles ici, les plus jeunes, sont un peu ses filles. Je ne prononce pas le nom de Krystal, mais je parle de son père qui est pêcheur à Blue Bay, et il comprend tout de suite : « Ah oui, la jeune Vinadoo, Marlène. Elle est ici à la demande de sa famille, elle est rebelle, elle a chapardé, rien de grave, avec des jeunes elle a tendu un piège à un touriste, mais c’est elle qui pourrait tomber dans le piège. » Marlène Vinadoo, je ne connais pas. Ça m’est égal, pour moi c’est Krystal, son nom de guerrière. J’invente une petite histoire, j’ai été chargé par la famille, et aussi par Mme Veiss, d’inscrire la jeune fille dans une école par correspondance, un atelier d’écriture, de danse, n’importe quoi, pour la sortir du milieu. Je donne les noms que je connais, les noms des grands dimounes, les gérants des hôtels, le directeur des ressources humaines de la Mauritius Knitwear, j’exagère, le commandant m’écoute sans broncher, il caresse sa moustache, il n’est pas sûr de me croire. Puis il se décide : « Bien, attendez-moi un instant au parloir, je vais voir si cette jeune fille veut vous parler. » Le parloir est à côté du sas de sécurité, sous la surveillance de deux gardiens en uniforme.
Un instant après, Krystal arrive, je n’y croyais plus. Je sens une vague de chaleur sur mon visage, mon cœur bat trop vite. Cela fait des mois, des années. Je croyais l’avoir perdue pour toujours. Les portes qui battent deux fois, balan, bang ! Les bruits de pas sur la dalle cirée, floche, floche ! Ce ne sont pas les tongs de Krystal, mais les semelles de crêpe de la gardienne qui l’accompagne. Et l’odeur, surtout, indéfinie, l’odeur d’hôpital, de salle d’attente, odeur de cuisine aussi, curry poisson et huile chaude, là-haut les filles s’activent autour de la gazinière, fourragent dans le four à pain, fabriquent les petits gâteaux des gardes, et par-dessus tout ça l’odeur fade de l’énorme autocuiseur de riz.
Je suis assis immobile sur le seul banc du parloir. Au milieu de la pièce trône une table d’école en bois, mais pas de chaises, contre le mur une serpillière espagnole à franges noires sèche sur une échelle. On ne doit pas parler souvent au parloir.
Krystal entre par la porte du fond, devancée par sa gardienne en chaussures à semelles de crêpe. La gardienne est si grande et si lourde que j’ai cru d’abord qu’elle venait avec un enfant, mais l’enfant c’est Krystal. Je ne l’ai pas encore aperçue, peut-être qu’elle s’est cachée pendant ma visite au réfectoire. Elle est habillée de la même robe-tablier grise jusqu’aux genoux, manches longues, boutonnée sur le devant jusqu’au col, sauf le dernier bouton qui a dû tomber. Elle avance les yeux baissés, on dirait une écolière convoquée devant le conseil de discipline pour recevoir un blâme. Elle est pieds nus dans ses tongs bleu marine, je remarque la longueur de ses orteils, la couleur pâle des ongles, je les ai connus peints couleur corail, elle ne porte pas de bijoux ni de boucles d’oreilles, on a dû les lui enlever, ses cheveux ont été coupés, toujours noirs et bouclés serrés, elle a maigri. Mais c’est bien ma Krystal, elle que j’ai suivie sur toutes ces routes, que j’ai cherchée dans tous ces mauvais lieux.
La gardienne géante s’est arrêtée à la porte, elle laisse Krystal avancer, une démarche un peu raide d’automate, elle s’assoit sur le banc, à l’autre bout, les mains dans son giron, les pieds alignés à plat sur le sol, elle ne s’appuie pas au dossier, mais son dos est cambré, comme si elle allait jouer du piano. Je n’ai pas vu la gardienne sortir de la pièce, je calcule que nous avons cinq minutes, peut-être un peu moins, pour nous parler.
« Comment tu vas ? »
Elle ne bouge pas. Elle regarde devant elle, un peu sur la droite pour éviter de me voir.
« Tu es bien ? Tu manges bien ? J’avais pensé t’apporter des fruits, mais ça doit être interdit par le règlement. Dis-moi, qu’est-ce que je pourrais faire pour toi ? »