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Elle hausse les épaules, pour signifier qu’elle m’a entendu. C’est déjà ça.

Tout à coup j’ai une grande envie de prendre sa main, mais c’est loin, à l’autre bout du banc, elle tient ses mains appuyées sur ses genoux, en présence des deux gardes, elle regarde ailleurs, l’air indifférent. Elle reste la tête baissée, elle a honte d’être assise à côté de moi, peut-être que Mme Veiss a raison, les autres détenues vont la détester. Je vois la frange épaisse de ses cils, je suis la courbe de son cou, jusqu’à la naissance de ses cheveux, je dessine les deux tendons qui marquent un creux le long de sa nuque, un creux douloureux et tendu, ça me fait mal pour elle, ça me serre le cœur. Krystal, tellement seule, sans soutien dans sa vie.

J’essaie de plaisanter : « Je t’ai cherchée partout, et j’ai su que tu étais ici, à Beau Bassin, alors j’ai pensé que tu ne resterais pas longtemps, je suis venu vite avant que tu ne t’évades ! »

Elle fait un petit raclement de gorge, c’est pour dire qu’elle a compris, mais ça ne la fait pas rire.

« Tu sais que je voudrais t’aider, dis-moi ce que je peux faire. — Je vous ai rien demandé, pourquoi vous êtes ici ? » Elle dit cela à voix très basse. Je me souviens de sa voix grave, pas une voix de petite fille, et sa pomme d’Adam qui monte sur sa gorge, les garçons de Blue Bay se moquent d’elle, ils disent qu’elle n’est pas une fille, qu’elle est un she-male, elle s’est battue plusieurs fois à cause de ça.

« Pour te voir, Krystal. »

Elle se rebiffe soudain : « Je m’appelle pas Krystal, maint’nant mon nom c’est Vinadoo Marlène, alors vous m’avez vue, vous pouvez partir. »

Elle a sa moue adorable, je me la rappelle allongée sur la chaise longue, dans le jardin de Dong Soo, en maillot de bain deux pièces et bijou de nombril vert. J’entends les coups de mon cœur, il bat fort, il me semble qu’on doit les entendre dans la salle vide, je me penche un peu pour ralentir les battements. J’ose prendre sa main, sa paume est froide, endurcie, une main d’étrangère. Elle ne bouge pas, mais je comprends et je retire très vite ma main.

« Vous voulez quoi de moi ? » demande-t-elle. Elle a dit cela à voix basse, en tournant un peu son visage vers moi, et je rencontre l’éclat de ses iris jaunes. Je sens de la dureté, de la méchanceté dans son regard, je comprends que les mois qui ont passé l’ont éloignée de moi, de Blue Bay, de nous tous. J’essaie de lui dire d’une voix détachée : « Je peux t’aider à sortir d’ici, je vais trouver un bon avocat, je connais des gens. » Aussitôt je me rends compte à quel point c’est ridicule et vain, nous n’appartenons pas au même monde, la prison de Beau Bassin n’est pas un endroit où on entre et qu’on quitte au gré de sa fantaisie.

Elle dit : « Monsieur, je voudrais lire des livres, apprendre des choses comme vous, étudier les langues, voyager. » Est-ce qu’elle pense ce qu’elle dit ? Ou bien c’est sa façon de s’en sortir, de repousser le mauvais sort ? Elle se tourne encore vers moi, juste quelques secondes, elle a un sourire qui s’efface aussitôt de ses lèvres, puis elle reprend son expression méchante, butée. Pourtant ce sourire, ce rayon de lumière sur son petit visage renfrogné me transporte de bonheur, annule en cet instant toutes mes questions, tous mes reproches. Cela m’est égal de savoir pourquoi elle s’est fait prendre, à voler, à traficoter des barrettes, à tendre un guet-apens au miché qui l’a dénoncée, ç’aurait pu être moi, cela m’est égal de savoir pourquoi elle a choisi cette vie, au lieu de me faire confiance. Au même moment je me rends compte de l’absurdité de cette idée, est-ce que je suis différent de son Daddy, ce vieux beau qui cherche ses proies loin de son pays, là où il ne risque rien ? J’ai pensé à elle, j’ai rêvé d’elle, j’ai eu envie de son corps, je me souviens de ses hanches, de l’odeur de ses cheveux, j’étais derrière elle sur la mobylette, dans les rues de Blue Bay, et je sens la colère monter en moi, puis tout d’un coup c’est oublié, à cause de son sourire, l’éclat de ses yeux, sa silhouette légère dans la robe grise de la prison, ses pieds aux orteils très longs alignés sur le carreau, sa main à la paume calleuse, sa nuque penchée en avant avec les deux traits des tendons et le creux douloureux, et le tatouage de papillon qui apparaît en bleu sur sa peau brune, elle ne l’avait pas autrefois, quand l’a-t-elle fait faire, et pour qui ? Il me semble que je peux lui pardonner tout, sauf cette image qu’elle me cache.

J’ai parlé à M. Sadhou, je lui ai demandé l’autorisation de visiter la prison. J’ai à peine menti en disant que Mlle Marlène Vinadoo voudrait me montrer l’atelier de pâtisserie où elle travaille — comme si nous étions ici dans une sorte de camp de vacances, un centre d’activités ou quelque chose de ce genre. Il n’a pas l’air surpris. « Mais bien sûr, Mlle Vinadoo est votre protégée, d’accord, d’accord. » Est-ce qu’il sous-entend quelque chose par ce mot de « protégée » ? Nous marchons, accompagnés par la gardienne géante qui traîne ses semelles de crêpe, et tout de suite, Krystal se met sur le côté, elle laisse une distance que je suppose respectueuse. Sans doute préfère-t-elle ne pas s’afficher trop près du directeur et de l’étranger en visite. Je remarque qu’elle marche à petits pas, tête baissée, peut-être entravée par la robe en tissu rugueux. Je me souviens de ses enjambées, sur la place, au centre de Flacq, pour rejoindre le taxi noir qui l’attend. Je me souviens de son corps glissant entre deux eaux, à Blue Bay. Elle est une autre, elle a changé, elle semble plus jeune, presque une enfant, malgré sa haute taille et ses longs bras, une enfant embarrassée de son corps, punie dans son vieux tablier gris.

La visite est plutôt courte, les filles coiffées de charlottes en plastique préparent les gâteaux piment et les beignets d’aubergine, d’autres sont en train de fabriquer un quatre-quarts coiffé d’une épaisse couche de sucre vert épinard, il paraît que c’est ce soir l’anniversaire du directeur. Nous sommes interrompus plusieurs fois par les quolibets de l’Australienne, dans son charabia multilingue, et par les commentaires du chef, un gardien qui a revêtu pour l’occasion un tablier blanc douteux et un bonnet en forme de vol-au-vent. C’est en repartant que j’aperçois Krystal, elle est un peu en retrait, du côté des cuisines, elle parle à un gardien, et quelque chose attire mon attention, Krystal n’est plus la même personne, elle se déhanche et minaude, c’est ce qu’elle faisait naguère avec le fameux pilote, son Daddy du campement de Dong Soo. Notre petit groupe se dirige vers la sortie, mais Krystal est restée en arrière avec le garde, j’ai eu le temps de voir qu’il est jeune, à peine plus âgé qu’elle, mince et frêle dans son uniforme noir, Krystal le domine d’une tête, elle lui parle, il sourit de ses dents très blanches, et ce bref coup d’œil tout à coup m’envoie une décharge, comme si j’avais touché un fil électrique mal isolé dans la douche de ma logeuse. Avant de quitter la salle des cuisines, je me retourne, déjà la foule des détenues cache Krystal à mes yeux, tout cela s’est refermé comme si j’en étais exclu, comme si je n’avais jamais existé. Je serre la main du directeur, il ne se souvient même pas que j’ai parlé de Mlle Vinadoo, et lorsque je mentionne son nom, par politesse, pour le remercier d’avoir autorisé cette visite, il sourit d’un air entendu. « Ne vous souciez pas d’elle, elle est entre de bonnes mains. » Je ne suis pas sûr de comprendre, Paul Sadhou explique : « Vous avez remarqué, il y a anguille sous roche avec un de nos gardiens, normalement le règlement l’interdit, mais les sentiments sont plus forts que tout, n’est-ce pas ? » Pour compenser le mauvais effet que ces paroles pourraient avoir sur l’esprit d’un observateur étranger, il ajoute : « Mais c’est en tout bien tout honneur, monsieur Felsen, je pense que cela se terminera par un mariage, c’est ce qu’on peut souhaiter de mieux pour notre jeune pensionnaire. »