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Je quitte la forteresse sous le soleil brûlant, à la recherche d’un bus, d’un taxi, n’importe quoi pour m’éloigner au plus vite de ce lieu. La route de la mer, au bas de la colline, gronde et vrombit de camions, de tracteurs, de motos, d’autos. C’est l’heure où chacun retourne vers sa maison. Et moi je me sens étranger, c’est-à-dire très seul.

La naissance de Diti

Le jour est arrivé. Dans la forêt, tout est prêt. C’est une nuit de pluie douce, sans vent, un nuage couvre les sommets des montagnes, s’accroche aux arbres, avance lentement vers l’ouest depuis minuit. C’est à cet instant que les douleurs sont devenues plus fortes, un cri à l’intérieur du corps d’Aditi, une mâchoire qui durcit sa prise, très profond, à la racine de tous les muscles et de tous les nerfs. Dans le chalet du MWF, tout le monde dort, semble-t-il, Aditi regarde les hamacs suspendus aux solives. Ils savent tous, ils s’en doutent. Pourtant ils dorment, Aditi écoute le ronflement de leurs respirations, irrégulier, alterné, un bruit de dortoir d’enfants. Au centre, ils ont blagué sur son gros ventre, peut-être que cela leur fait un peu peur, c’est trop réel. Aditi n’a répondu à personne. Il n’y a que Lisbeth, l’Australienne, elle s’est montrée sympathique. Elle a raconté qu’elle a accouché autrefois toute seule, dans le bush, avec l’aide des femmes aborigènes. Elles lui ont donné des plantes pour masser sa vulve, pour faciliter les contractions, ensuite elle s’est débrouillée toute seule, sauf qu’elle n’a pas pu allaiter sa fille à cause d’un abcès aux mamelons. Elle dit qu’elle est prête à aider, choisir l’endroit, préparer la couche, elle a apporté quelques plantes, des fleurs d’ashoka, des caramboles marron (le Terminalia arjuna), des graines de brèdes Magam, qu’elle a achetées au longaniste du bazar. Cela fait sourire Aditi, elle n’a pas besoin de tout ça, juste de l’eau et les feuilles des arbres, la montagne et le ciel. Elle n’a pas peur. Maintenant elle sort de la maison sans faire de bruit, elle marche au milieu de la clairière, doucement pour ne pas réveiller les oiseaux dans leurs cages. Un bruit de pas derrière elle, c’est Lisbeth, elle n’a pas dormi cette nuit pour être prête, elle touche le bras d’Aditi, elle l’enlace un peu. Elle chuchote : « Mo vini ? » Aditi s’écarte, elle met sa main sur la bouche de Lisbeth, ça veut dire non, je veux y aller seule, je n’ai besoin de personne. Elle se glisse dans la nuit, les buissons se referment sur elle. Elle marche sur ses sentiers secrets, la plante de ses pieds nus connaît chaque détail du chemin, chaque caillou, évite chaque épine.

Elle se hâte en titubant, les mains soutenant son ventre, elle va jusqu’à son lieu secret, son jardin, en haut de la falaise, près de la cascade Tamarin. Elle a répété la scène souvent, depuis des mois, elle connaît chaque moment de ce qui arrive. Elle descend à croupetons la pente boueuse, il ne faut pas tomber, elle s’accroche aux fougères, aux racines des euphorbes, elle s’agrippe aux rochers. L’odeur de l’eau, l’appel de l’eau, le velours doux des mousses, puis la pierre noire glissante d’algues, une marche pour entrer là où elle s’est baignée depuis le commencement de la grossesse. Un oiseau de nuit qui crie, le froissement d’une bête sauvage, une souris, un lézard, un tandrac peut-être, ou un chat tigré qui chasse le lapin quelque part. La nuit est claire malgré les nuages, la lune répand une lumière diffuse sur les rochers, sur les feuilles des grands arbres, c’est une lueur presque électrique, pense Aditi, des flammes bleues, des tourbillons, des étincelles qui sortent des feuilles d’herbe, des pointes des sagoutiers, des fougères tamarin. Aditi les connaît toutes, ces plantes de son jardin, elle les frôle de la main, elle sent leur souffle sur sa peau nue. Leurs fils, leurs cheveux sur son visage. Ce sont elles qu’elle vient voir, maintenant, elle ne veut personne d’autre. C’est sa nuit, la nuit de Diti, il n’y aura pas de plus belle nuit dans sa vie.

Elle sent sur sa peau les frissons, des vagues qui partent du centre de son ventre, parcourent les muscles et les nerfs, des vagues tantôt douces, elle ferme les yeux pour les attendre, tantôt violentes, cruelles, petites explosions de douleur qui montent jusqu’à son cœur, jusqu’à sa bouche, elle doit serrer les dents pour ne pas crier, pour écraser le gémissement qui sort malgré elle, tout à l’heure elle cassera une branche d’ashoka pour mordre et mâcher la douleur.

Elle y est, c’est maintenant. L’eau noire l’attend, peut-être que cette eau n’a jamais été aussi noire, aussi froide. Au-dessus de la mer, une longue tache rouge flotte dans le ciel du côté de la ville. Aditi a choisi cet endroit parce que c’est loin des hommes, et parce que, malgré la distance, elle voit la lumière de la ville et cela la rassure, c’est la lueur d’un incendie lent, et ici, au bord de l’eau, rien ne l’atteindra, rien n’atteindra l’enfant qui va naître. Juste cela, cette lueur d’un autre monde, et sa mémoire. Le monde d’où elle vient, la violence de l’homme qui l’a jetée à terre dans les cannes, qui l’a prise et a semé en elle sa graine. Rien d’autre : la réalité, c’est ici, l’odeur de l’eau, le bruit de la cascade, comme au début de l’histoire du monde, ou peut-être à sa fin, quand l’incendie s’arrêtera. Elle voudrait prier, répéter les mots qui sauvent, les mots qui durent, seulement ces mots, pour tenir à distance la douleur. Entre ses mâchoires serrées, les mots filtrent avec le souffle…

Vaayura nilamam thametedam bhasmantam shariram

« Que cette vie retourne au souffle immortel et ce corps aux cendres »

Diti est née avant le jour. Aditi s’est accroupie sur la dalle de lave, elle a serré un châle autour de son ventre et elle l’a noué aux branches de l’ashoka, et quand son utérus s’ouvre la branche ploie en geignant. Des deux mains elle cueille l’enfant et le baigne dans l’eau du lac, le froid le réveille et aussitôt le bébé se met à crier, Aditi aspire avec sa bouche les glaires qui obstruent sa gorge et son nez, puis elle coupe le cordon avec ses dents et le laisse tomber dans la terre aux fourmis. Ensuite elle se couche sur le côté et elle place le bébé sur sa poitrine, encore gluant de l’eau de la naissance, elle attend que le lait coule de ses seins. Le ciel s’éclaire petit à petit, la brume s’écarte et montre le piton de la Rivière Noire d’un éclat de diamant sombre. Aditi a le temps de regarder sa fille, de compter les doigts de main et les doigts de pied, ils sont tous là, elle examine le sexe, elle passe sa main mouillée sur le petit visage aux yeux clos, elle se laisse aller sur la pierre froide, chaque pouce de son corps épouse la surface de la dalle, elle est une partie de la terre, un morceau de la forêt. Elle ferme les yeux et enfin elle s’abandonne au demi-sommeil, au rêve très doux. Les moustiques dansent autour d’elles, Aditi et Diti, les libellules décollent entre les pierres émergées et les survolent, les bruits du monde forment un dais au-dessus d’elles, Aditi et Diti, et la nuit passe au jour.

Le dernier voyage

Cela s’est passé il y a longtemps, mais ç’aurait pu être hier. En 1628, Emmanuel Altham, capitaine anglais, arrive à Maurice à bord de son vaisseau armé le Langtree, pour une escale de quelques semaines. Mais étant indisposé, à la suite d’une attaque de scorbut, le capitaine Altham décide de laisser le commandement du vaisseau au second capitaine Roderick Meadows, et prend ses quartiers chez Mrs Jennifer Jager, veuve d’un chirurgien hollandais, qui lui loue une chambre dans sa maison de Vieux Grand Port, près du point d’eau qui sera plus tard le Puits des Hollandais. À cette époque, il n’y a pas de gouvernement officiel, seulement un comptoir de marchands qui ne s’appelle pas encore la Vereenigde Oostindische Compagnie, simplement un dépôt en pierre noire surmonté d’un toit en chaume, où sont gardées les provisions de base sur la route de l’Insulinde, poisson séché, biscuits, vin, café, et quelques sacs d’épices en provenance de Batavia — aussi des barils de poudre et une demi-douzaine de mousquets, pour faire face à l’attaque des pirates et des marrons. La maison de la veuve Jager est rustique et sans confort, mais grâce à l’action de la bonne nourriture, de l’eau pure et des vents alizés, le capitaine Altham recouvre peu à peu la santé, et profite de cette escale prolongée pour explorer l’île. On lui parle d’une créature étrange, déjà connue grâce au récit des premiers voyageurs qui accompagnaient la flotte de l’amiral Jacob Cornelius van Neck et du vice-amiral Wybrand van Warwijck en 1598, un gros oiseau de la taille d’un cygne, complètement dépourvu d’ailes, et qui se nourrit de pierres. La rumeur mentionne qu’un de ces oiseaux rares se trouve enfermé dans un corral appartenant à un esclave indien libéré du vaisseau amiral Prins Maurits, baptisé sous le nom de Laurent, quelque part dans le nord-est de l’île au pied des montagnes. Complètement remis de sa maladie, le capitaine Altham décide d’aller à la rencontre de cette merveille de la nature, accompagné d’un esclave noir de la veuve Jager, un petit garçon nommé Albius. Il n’y a alors que très peu de chevaux sur l’île, et aucune charrette à bœufs disponible, et le capitaine part à pied le long de la côte, aidé par son petit Noir. Il marche pendant deux jours à travers une brousse dense qui recouvre la terre jusqu’à la côte, franchissant par des gués les rivières et les torrents, escaladant avec difficulté les éboulis de roches noires. Enfin, près d’un bois d’ébéniers, il découvre une chaumière, entourée d’une murette de pierres de lave. Sur le terrain, quelques plants de légumes, des betteraves, un peu de blé dur, des fèves et des arbres fruitiers, goyaviers, pruniers, ainsi que des pieds de plantain et du café. La maison est une simple hutte sans fenêtres, construite en blocs de lave disjoints, avec un toit de palmes. La cour est désherbée, un rectangle de terre rouge occupé en son centre par une cuisine à l’air libre auprès de laquelle une esclave malgache est en train de faire cuire une soupe de racines. Elle s’enfuit à l’arrivée du voyageur, et quelques instants plus tard un homme sort de la maison, tenant à la main une pétoire. C’est le nommé Laurent, et Altham s’étant présenté, l’homme dépose son arme et s’approche. Il peut avoir soixante ans, mais paraît usé par la vie. Sa peau noire est couverte d’abcès. Il s’exprime dans une langue approximative, mêlée d’anglais et de néerlandais, et de mots en arabe et en hindi, il offre à Altham un bol de vin de palme en signe de bienvenue. Enfin, il est question du but de cette visite, le dodarsen, le vogel, l’oiseau de nausée, le fameux dodo dont beaucoup de monde parle à Amsterdam sans l’avoir jamais vu. Laurent écoute poliment, il hoche la tête, oui, cet oiseau existe, il en possède un dans sa basse-cour, un vrai vogel, un wallow bird, qu’il a acheté naguère aux marins de l’escadre de l’amiral au moment où ceux-ci s’apprêtaient à l’assommer pour saler sa viande, même si elle est réputée immangeable. Sans se faire prier, le vieil homme conduit Emmanuel Altham jusqu’au corral, à quelque distance de la chaumière, par un sentier à travers la forêt d’ébéniers. Là, dans une clairière, au milieu d’une basse-cour de poules rouges et de pintades, Altham découvre l’oiseau : il est tellement immobile que le voyageur croit un instant qu’on l’a trompé, qu’il s’agit d’un animal naturalisé. Laurent, sans doute habitué à cette déconvenue, prend une pierre ronde sur le sol, de la taille d’un œuf de pigeon, et la jette devant l’oiseau qui l’avale aussitôt. Emmanuel Altham est saisi d’admiration. Il décide d’acheter le vogel et de l’envoyer à son frère Edward, en Angleterre, qui a créé dans sa maison de Londres une collection de curiosités venues du monde entier, dont une partie provient des envois déjà faits par le capitaine Altham. Les tractations sont difficiles, car le vieil homme semble attaché à son oiseau rare, mais les temps sont durs, il pense sans doute à ce qui arrivera s’il venait à mourir, il ne résiste pas longtemps à la somme en pièces d’argent hollandais que le capitaine pose devant lui par terre. Le marché est conclu, Laurent fabriquera lui-même la cage en bois, et c’est le capitaine Altham et petit Albius qui se chargeront de la livraison en brouette jusqu’au port hollandais, à la résidence de la veuve Jager. Altham n’étant pas libre de son temps, c’est un certain John Perce, aide-chirurgien de son état, qui accompagnera le dodo à bord du navire Hart, en partance pour l’Angleterre. Le reste du jour, Laurent le passe à contempler son oiseau — si rare qu’il tient pour certain que c’est un des tout derniers spécimens encore en vie dans l’île. Il lui donne des fruits d’ébénier, des poignées de fèves, du blé, et quelques-uns des fruits que l’oiseau préfère, un gros fruit vert et brillant à l’écorce dure. Lorsqu’il a fini de manger, l’oiseau redresse sa tête chauve, son œil brille d’un éclat cruel, incompréhensible. Devant Altham, Laurent parle à l’oiseau, il roule des sons doux au fond de sa gorge, essaie d’attirer son attention. Mais l’oiseau de nausée reste silencieux, immobile, campé sur ses pattes puissantes, il regarde les hommes fixement, d’un air de défi. Autour de lui, comme autour d’un monarque, la basse-cour grouille, picore les graines qu’il a délaissées, et lui ne bouge pas. Il a un air d’ennui et de dédain que Laurent doit connaître, parce qu’il s’adresse à lui dans son patois : « You go England, dit-il. Gagne enn Frau ? » L’oiseau cligne son œil comme s’il avait compris. La nuit tombe, il va dormir debout, là où il est, son gros bec caché sous ses moignons d’ailes. Cette nuit, Altham campera dans la ferme de Laurent, et demain, au lever du jour, ils partiront ensemble, lui et l’oiseau, pour le commencement d’un voyage sans retour.