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À bord du navire Hart, sous le commandement de l’amiral sir Thomas Herbert. John Perce a installé la cage en bois dans la soute de proue, au milieu des balles de cotonnades et des barils d’huile de baleine. L’amiral n’a pas pris le temps de venir voir l’étrange pensionnaire. Il en a seulement pris note dans le journal de bord, se réservant plus tard d’écrire un commentaire détaillé de l’animal, pour le donner à lire à la Société royale.

Le Hart a levé l’ancre dans la grande baie du sud-est, par une belle journée de novembre 1629, à destination de Plymouth en Angleterre. C’est la fin d’un long voyage, qui l’a conduit jusqu’en Indonésie et en Inde, durant lequel Thomas Herbert a parcouru les routes de l’Arabie aux frontières de la Perse, à la recherche du lieu d’Utopie décrit jadis par Thomas Morus. Il n’a pas trouvé ce royaume idéal, mais revient chargé de souvenirs et de cadeaux, qui seront pour le navigateur autant de gages d’une vie d’honneurs et de fortune. Aussi la présence dans les soutes d’un spécimen d’oiseau rare, si fabuleux soit-il, n’est pas de nature à le troubler.

Emmanuel Altham et John Perce ont installé la cage avec soin, ils l’ont arrimée par des cordages solides aux membrures du navire. Après le départ, Perce vient chaque matin inspecter la cage, et observer l’oiseau que le mouvement incessant du navire semble affecter. Le dodo reste dans son coin, appuyé à l’angle le plus éloigné de la cage, la tête contre les barreaux, son duvet hérissé. Il refuse de manger, et quand Perce approche sa main remplie de graines, il entrouvre son bec, montrant une langue noire et cornée, peut-être en signe de menace. Mais son regard n’exprime rien que l’ennui, une sorte de repli que John Perce interprète comme de la tristesse, si un tel sentiment peut naître chez un oiseau. Les soldats, les matelots, qui au moment de l’embarquement se pressaient autour de la cage, ont cessé maintenant de s’y intéresser, parce que la rumeur dit qu’il va bientôt mourir. Pour le réveiller, un marin a la mauvaise idée de le bousculer avec un long bâton, mais John arrive au moment où le dodo, en proie à la panique, essaie d’échapper à son tortionnaire en passant sa tête par une ouverture et en battant de ses ailes inutiles. John écarte brutalement le matelot, l’insulte, menace de le dénoncer au commandant, et à la suite de l’échauffourée il est interdit aux membres de l’équipage de s’approcher de la cage sans autorisation de son accompagnateur. Peu à peu, John Perce gagne la confiance de l’animal. Après quelques semaines de navigation, le dodo s’est accoutumé au roulis, il consent à mordre dans un morceau de grenade que lui tend John Perce. Le goût du fruit, les graines qu’il contient semblent lui plaire, il claque du bec en signe de plaisir. Maintenant, il attend chaque matin l’arrivée de son maître, il lui témoigne son amitié en roucoulant et en battant ses moignons d’ailes contre ses flancs, un bruit de tambour qui résonne étrangement dans le ventre du navire. À la suite d’une tempête au large du banc des Aiguilles, l’oiseau s’est blessé contre le bois de sa cage et John, à grand-peine, le sort de sa prison et le soigne, en essuyant sa plaie avec un chiffon imprégné d’eau douce. Pour la première fois, il le laisse boitiller sur le plancher de la cale, tandis qu’il lave la cage avec le reste de l’eau. Maintenant, ils sont amis, si ce mot peut être utilisé dans la relation entre un oiseau d’une autre ère et un être humain. John marche dans la soute, et le dodo le suit gravement, de sa démarche cahotante. John s’arrête, il s’arrête aussi, il incline sa grosse tête et le regarde fixement, comme s’il attendait un ordre. John dit : « Retourne dans ta maison ! » Et l’oiseau regagne son abri. Il ne sait pas boire dans une écuelle à la manière des animaux de basse-cour. Il regarde l’eau au fond de l’écuelle, il s’éloigne, revient, ou renverse l’eau sur le sol. John trouve la solution : il trempe un chiffon dans le seau d’eau douce, et il fait couler un mince filet en manière de cascade, le dodo incline un peu la tête, son bec s’entrouvre et il lape l’eau, les yeux mi-clos. Peut-être alors rêve-t-il de sa forêt, sa clairière du temps de sa liberté, et le torrent d’eau claire qui bondit entre les roches noires, à l’ombre des grands arbres. À quoi pense le dodo ? John reste de longs instants dans la cale devant la cage ouverte, il attend que le dodo se décide à sortir, ce qu’il fait toujours avec prudence, après avoir regardé de chaque côté pour s’assurer que John Perce est bien seul. Puis il marche en rond dans la cale, entre les balles, il picore une graine imaginaire, il essaie son bec sur les cordages, sur la coque du navire, et même sur les pièces de fer, les barres de métal destinées à la forge. Son bec puissant claque sur ces objets. À l’heure de s’en aller, John parle doucement au dodo, il le pousse gentiment par son énorme croupe, parfois l’oiseau fait mine de se fâcher et de mordre, mais il se laisse conduire vers la porte de la cage, que John ferme avec le loquet. Plusieurs fois, au moment de remonter l’échelle vers l’écoutille, John voit le dodo qui passe le bout de son bec à travers les barreaux de la porte, pour essayer d’ouvrir le loquet, et il en déduit que le gros benêt n’est pas si sot qu’on le croit. Chaque fois que John s’en va, il voit la même scène de désespoir. L’oiseau le fixe de son œil rond, il ne pousse pas de cris. Il reste immobile dans la cage, le dos voûté, la tête rentrée dans les épaules. À l’instant où John met la main sur la poignée de l’écoutille, le dodo cache sa tête sous son moignon d’aile et il s’endort.