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Passé le tropique, le navire semble pris par une léthargie cotonneuse, la grand-voile flasque claque au vent intermittent, des nuages diffus s’unissent pour former une brume épaisse et chaude. Au fond de la cale, l’air est irrespirable. Les matelots ont reçu du bosco l’autorisation de coucher sur le pont, pêle-mêle au milieu des cordages et des voilures. Dans sa cage, le dodo est irritable. Il fait claquer son bec, il frappe de ses ailerons, et de temps en temps il émet une plainte aiguë. Il mord les barreaux, en arrache des éclisses. John Perce lui donne plus de liberté, mais cela ne suffit plus à le calmer. Le rectangle blanc de l’écoutille ouverte l’appelle, il renverse la tête et regarde le ciel d’où descend un souffle chaud. Il court vers les côtés et donne de la tête dans les parois du navire, il cherche à les percer, jusqu’à s’assommer. John essaie de le faire boire, en pressant le chiffon mouillé dans son bec, mais cela ne le calme pas non plus. Le dodo pense peut-être à sa mort, et tout son corps se révolte devant cette fatalité, il court entre les balles de cotonnades avec une rapidité surprenante pour son poids, il bondit entre les obstacles comme sur les roches de son territoire, au creux de sa vallée, mais point de ruisseau aux eaux rafraîchissantes, nul ombrage, nulle clairière où s’ébattent les femelles au plumage blond.

L’attrait du ciel, au-dehors de la cale, est si fort que soudain le dodo tente de monter l’échelle qui conduit à l’air libre, il bat des ailerons et ses ongles s’accrochent aux barreaux, mais en vain, il est trop lourd et maladroit, il retombe sur le sol, ce serait risible si ce n’était pas dramatique. Il se résigne un instant, debout au milieu de la cale suffocante, son bec entrouvert, son œil couvert d’un voile transparent qui lui donne un regard bleu d’aveugle.

C’est le matin. Les hommes sont réunis en cercle sur le gaillard d’avant, assis sur le pont côte à côte, les jeunes et les plus vieux, les matelots, les mousses, et même quelques officiers debout sur la dunette, en bras de chemise et chapeau pour se protéger du soleil qui darde déjà ses rayons. Sir Thomas Herbert a autorisé le spectacle. Sans doute le plaidoyer de John Perce l’a-t-il attendri, et puis, étant donné la marche paresseuse du navire, il pense qu’il peut céder à la curiosité pour prendre quelques notes dans son journal. Ne dit-on pas que le dodo est devenu aussi rare que le phénix ? L’amiral compte bien tirer quelque gloire d’avoir permis le voyage vers l’Angleterre d’un aussi illustre passager.

À dix heures environ, l’acteur fait son apparition. Sa lourde cage est portée sur le pont par deux matelots, la porte s’ouvre, et l’oiseau sort avec prudence. Le soleil l’éblouit, il cligne de l’œil, fait quelques pas et s’ébroue, salué par le rire des spectateurs. À la lumière son plumage gris prend des reflets verts, les plumes noires et blanches de sa croupe ondulent dans le vent. Le cercle des marins s’élargit un peu, l’oiseau marche en rond de sa démarche lente de sénateur. Il se penche vers le sol, cherche quoi picorer. Alors commence la démonstration : John Perce puise dans un sac, jette des graines, des biscuits, des feuilles séchées, il sème ses offrandes en reculant et le dodo marche vers lui, pique, recrache, pique encore. Il regarde le cercle des hommes sans aucune crainte. L’air de la mer l’enveloppe, pénètre ses narines, fait friser les poils de sa barbe, il plisse les yeux de bonheur, il roucoule même son doux bruit de plaisir, son do-do-doo qui lui a donné son nom. « Mange-t-il vraiment le fer ? » crient les marins. John choisit dans son sac des morceaux de métal rouillé, des têtes de clous, des limailles de soudure, et le dodo les avale aussitôt. Les hommes applaudissent, ils rient très fort, l’oiseau s’arrête et se redresse, l’air de dire : « Vous avez vu ? » Un homme jette une balle de mousquet qui roule en vibrant sur le pont, zigzague à cause du roulis. En deux bonds le dodo la rejoint et la gobe en renversant sa tête sur son épaule. « Hourra ! » crient les marins. À l’ombre de la dunette, le grand Thomas Herbert lui-même daigne sourire. Il pense à ce qu’il va écrire. Cela se passe ici, en décembre 1629, sur le pont du Hart, quelque part dans l’océan, sur une mer lourde couleur de vin. C’est le dernier voyage du dodo, et personne ne le sait, sauf lui peut-être, qui regarde la ligne de l’horizon entre les jambes des marins, et comprend qu’il ne reviendra jamais dans sa vallée.