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Malgré la térébenthine et les bains de vinaigre, le taxidermiste n’arrivera pas à restaurer la dépouille dans toute sa gloire. C’est par morceaux qu’elle traverse les siècles, jusqu’à la vitrine de la collection de curiosités de John Tradescant à Lambeth, puis au musée d’Elias Ashmole à Oxford. Mais en dépit de tous les soins, sa décadence se poursuit, et un jour, la direction du musée prend la décision d’incinérer les restes de l’oiseau pour hâter son inexorable destruction.

Vers le sud

Mon nom est Dodo, seulement Dodo. Je suis venu à la mer. Je ne veux rien d’autre. Ici, là-bas, est-ce que ce n’est pas la même chose ? La mer est tout le temps différente et pourtant c’est la même mer. Je regarde l’horizon, je pense que c’est facile, il suffit de nager comme un poisson et on est là-bas dans l’île. J’aime le port. J’aime tous les ports. À Nice, à Port-Louis, les ports se ressemblent. Ce sont les bateaux en fer rouillé, les porte-conteneurs japonais, chinois, ou de plus loin encore. Il y a le cargo turc, il s’appelle Yldiz, je demande à un marin : « Ça veut dire quoi votre nom ? » Il me dit : « Ça veut dire l’étoile », j’aime beaucoup ce nom. D’autres bateaux, algériens, grecs, espagnols, portugais. En hiver, certains jours, les bateaux des pêcheurs arrivent, de Sète, de Tunis, de Toulon. Les hommes jettent sur les quais les thons, ils les coupent en morceaux, le sang coule en ruisseaux dans la mer en faisant des nuages rouges. Je dis aux pêcheurs : « Est-ce que je peux travailler avec vous ? » Ils me regardent et ils rigolent, ils me disent : « Reviens demain, s’il y a du travail on t’engage. » Mais demain ils sont repartis sur la mer.

La route est longue jusqu’à la mer. C’est vrai, je pars pour ne jamais revenir, c’est ce que je dis à Vicky à la porte de l’aéroport, avant de partir de l’île. Mais elle ne me croit pas. Elle m’embrasse et je sens l’odeur douce de sa peau et de ses cheveux blonds. La route est longue jusqu’à cet endroit où tu ne bouges plus, cet endroit où il n’y a plus d’autre endroit. C’est la vie, tu pars et tu ne sais pas jusqu’où, ni jusqu’à quand. Ta vie c’est en’ coup de ros, la pierre vole dans le ciel sans rien toucher, elle fait un grand cercle dans le ciel. Pourtant elle doit bien retomber par terre, elle s’arrête là où c’est son destin. La jeune fille aux cheveux bleus est avec nous, un peu en arrière. Elle laisse sa famille et les Gitans de la porte de l’Est, elle marche avec nous, elle est pareille aux oiseaux qui suivent un bateau, c’est juste parce que nous allons quelque part, elle n’a pas besoin de savoir où elle va. Elle ne porte pas de bagages, elle n’a que ses habits, son jeans délavé et troué, son blouson en nylon et son foulard autour du cou. Béchir, lui, il dit qu’il sait où il va. Il le dit sur la route le long des fossés, lui avec son sac à dos d’écolier et moi avec la tente bleue Kestrel mais la pluie et le soleil ont effacé l’oiseau blanc. Il dit : « Je vais chez moi. — Et c’est où chez toi ? » Il dit : « Chez moi c’est à Tlemcen en Algérie, de l’autre côté des montagnes c’est Oujda le Maroc. C’est là que je dois mourir. » Je dis : « Pourquoi tu veux mourir ? » Il réfléchit. « C’est à cause de ma maladie, le docteur à l’hôpital dit que je vais mourir bientôt des poumons, parce que je fume trop de cigarettes. » Béchir dit : « Dodo, tu joues du piano à Saint-Germain-en-Laye, je t’écoute et je pleure, je sais que je vais partir avec toi, je vais prendre le bateau pour retourner à Tlemcen, dans ma famille. Dodo, j’écoute le bla-bla du père Antoine, il dit nous sommes tous frères et patata, mais toi tu joues du piano alors je sais que c’est maintenant, je dois marcher avec toi jusqu’à la mer, je veux trouver l’endroit de ma mort. » Et moi je lui dis : « Béchir, tu es idiot parce que l’endroit de ta mort ça n’existe pas, c’est n’importe où, tu ne peux pas le trouver vu que quand tu es mort tu ne cherches plus rien. » Je lui dis aussi : « Les noms écrits sur les tombes, c’est rien du tout parce que le vent et la pluie les effacent, il ne reste plus personne dans la terre. » Mais il n’écoute pas. Nous marchons tous les trois, l’un derrière l’autre, les camions passent en klaxonnant avec un bruit de tempête et ils nous envoient une grêle de petits cailloux sur la figure. Pourtant les camionneurs sont sympas, quelquefois ils nous prennent à bord, c’est Béchir qui va dans les parkings des stations essence, il choisit toujours les camions qu’il aime, les rouges sur lesquels c’est écrit NORBERT DENTRESANGLE, ou bien les bleu et jaune WABERER. Il parle un peu avec le chauffeur et si c’est d’accord il fait un signe et moi j’arrive avec mon sac, mais quand le chauffeur aperçoit ma figure il fait la grimace, il dit « Dieu me préserve ! » ou bien « Scheisse ! », ça veut dire merde en allemand. Ensuite le chauffeur voit la jeune fille aux cheveux bleus, il change d’avis, il dit : « Ah, c’est bon, montez derrière sous la bâche, mais la fille vient dans la cabine avec moi. » Béchir, il s’endort tout de suite dans le camion et moi je regarde la route qui s’en va en arrière et je suis content, je pars, je voyage vers le sud, je ne reviens pas. Ensuite le camion s’arrête et Béchir cause avec le chauffeur, il raconte comment c’est dans son bled, mais je sais qu’il a menti, comment il peut se souvenir de là-bas, parce que son papa est parti avec lui quand il est tout petit, après la guerre, dans le camp des harkis au sud de la France, comment il peut connaître tout ça ? Il connaît parce qu’il lit ça dans les bouquins et le reste il l’imagine, et à force de raconter il finit par y croire. « Et toi ? » demande le chauffeur. Moi je ne sais pas imaginer des histoires, alors pour le faire rire je lèche mon œil avec le bout de ma langue comme l’homme-lézard à la foire, le chauffeur aime bien ça, il nous invite tous les trois à manger au restau des routiers pour que je montre aux autres comment je fais, mais les camionneurs disent c’est pas sorcier, c’est parce que j’ai perdu mon nez alors mon œil est tout près de ma langue. Ils essaient de parler sucré à la fille, elle ne répond pas vu qu’elle est sourde, et s’ils essaient de la toucher elle leur donne des coups. C’est l’été, la nuit nous couchons dans les fossés, moi j’ai l’habitude, mais Béchir c’est la première fois qu’il est à la campagne, il cache sa tête dans un sac de papier avec des trous pour respirer, il enfonce son bonnet de laine jusqu’aux yeux même s’il fait chaud, pour ne pas voir le ciel et les étoiles au-dessus de nous. La jeune fille aux cheveux bleus ça la fait bien marrer de voir Béchir la tête dans son sac, elle se couche près de moi et elle met sa tête sur mes genoux, je sens qu’elle dort et je caresse doucement ses cheveux bleus, ils sont raides, mais j’aime bien les toucher. Si j’ai mal au dos je m’allonge par terre et la fille se colle contre ma poitrine, je ferme ma veste sur elle pour que la rosée ne la mouille pas. Je sens la chaleur de son corps, et ça fait durcir ma queue, alors je ne peux pas rester à côté d’elle, je vais m’asseoir plus loin. Un matin, Béchir est tout blanc, il ne bouge pas, je crie : « Hé-hon ! Bichir ! Bichir ! Pas faire mort ! » Lui, il reste par terre dans le champ de blé, ses mains sont froides et ses lèvres sont bleues. « Pas mouri Bichir ! » Je lui crie dans les oreilles. La fille a peur, elle veut s’en aller en courant. Enfin Béchir ouvre les yeux, ses yeux sont troubles, d’un vert sale, les paupières collées par les larmes. Il répond quelque chose que je ne comprends pas dans sa langue du bled. Le soleil le réchauffe, moi je le frictionne sur les jambes, sur la poitrine. Il se met debout, il prend son sac à dos et nous recommençons à marcher. Il ne parle pas, moi non plus, nous continuons vers la mer. C’est pour ça que nous marchons, pour aller jusqu’à la mer, à un endroit où nous n’aurons plus besoin de marcher. Le soir, nous arrivons dans une vallée, avec une jolie rivière, la montagne blanche est éclairée par le soleil couchant et on voit des trous de cavernes, je dis à Béchir : « On va passer la nuit là-haut, dans les cavernes, personne nous fera chier. » Sur la route un paysan nous dit : « Là-haut c’est le village des Barbus, c’est leur nom, vous pouvez y aller, ils sont braves. » Avec Béchir nous allons chez les Barbus, et la jeune fille nous suit. Nous marchons sur le chemin de pierre jusqu’aux cavernes, et là, nous voyons un village, pas vraiment un village, mais des cabanes dans les cavernes. Les Barbus sortent de leurs trous, ce sont des hommes, des femmes, des enfants, pas des Gitans comme à la porte de Paris, ils sont habillés en blanc, ils ont les cheveux longs. Un jeune homme barbu vient vers nous, il nous dit : « Soyez les bienvenus à l’Arche, je m’appelle Jonas. » Il embrasse Béchir, il embrasse la jeune fille aux cheveux bleus, je vois qu’il lui sourit. Mais moi il ne m’embrasse pas, à cause de ma figure. Peut-être qu’il imagine lui aussi que nous sommes tous frères et sœurs. Les enfants nous guettent, ils n’approchent pas parce qu’ils ont peur de moi, alors je lèche mon œil avec le bout de ma langue et ça les fait rire. On nous sert à manger, du riz et de la viande de mouton, et du thé d’orge. C’est bon. Ensuite on nous donne des matelas avec de la paille, dans la grotte habitent d’autres hommes et des femmes, et comme il est fatigué par sa maladie, Béchir s’endort, et moi je reste les yeux ouverts devant l’entrée de la grotte et je compte les étoiles. La jeune fille aux cheveux bleus se couche contre moi comme d’habitude. Même il y a une pluie d’étoiles, le jeune homme barbu qui croit que nous sommes frères dit : « C’est les Néréides. » Je ne sais pas ce que c’est. Je dis : « Est-ce que les étoiles tombent sur la terre ? » Jonas rit un peu : « Non non, elles sont très haut dans le ciel, elles brûlent avant de tomber. » Jonas n’est pas grand, il est mince, il a l’air d’un enfant malgré sa barbe et ses cheveux emmêlés. Il dit : « Demain vous allez rencontrer Grand-Père. » Je lui dis : « Moi je ne connais pas mon grand-père, il est mort depuis longtemps dans une île quelque part, avant ma naissance, sa femme c’est ma grand-mère Beth. » Jonas explique : « Il n’est pas vraiment notre grand-père, mais il est vieux alors c’est ainsi que nous l’appelons. C’est lui qui dirige l’Arche. Tu comprends ? » Il dit aussi : « Tu ne dors pas ? » Je secoue la tête. Il dit : « Nous on se couche tôt avec le soleil et on se lève tôt avec le soleil, on n’a pas l’électricité ici. » Je dis d’accord, et je vois le ciel qui tombe en petites lumières folles, les étoiles en train de mourir. Je caresse doucement les cheveux bleus de la jeune fille qui dort contre moi.