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« Demain, dit Jonas, Grand-Père vous attend en haut du chemin sur la place. » Grand-Père est habillé lui aussi tout en blanc, avec un pantalon large et une chemise longue sans boutons, il est pieds nus dans des sandales de corde. Il parle avec Jonas, et puis il nous fait signe. Béchir d’abord, ensuite la jeune fille aux cheveux bleus, et enfin c’est moi, je m’approche et il me sourit. Il m’embrasse et il me serre dans ses bras, il n’a pas peur de mon visage. Il est grand et maigre, je sens ses os à travers sa chemise. Il dit : « Je t’attends, sois le bienvenu. » Je ne sais pas pourquoi il dit ça, personne ne parle jamais de moi à personne, personne ne sait qui je suis. Peut-être qu’il rêve que nous venons le visiter, et nous sommes venus. Il dit encore une fois : « Bienvenus, vous êtes tous les bienvenus à l’Arche. » Grand-Père me tient par la main, sa main est sèche et chaude, mais il a de la force. Il est joli avec sa belle barbe blanche et ses cheveux longs bien propres, couleur de neige. Ensuite il fait une réunion, il parle à tout le monde, mais à un moment un avion passe dans le ciel, très haut, au bout d’un nuage, et Grand-Père n’est pas content, il crie quelque chose dans sa langue d’Italie, il crie : « Diavolo ! Diavolo ! » En même temps il agite ses poings pour faire partir l’avion. Je ne sais pas pourquoi il fait ça, mais Jonas a l’air de le savoir, parce que lui aussi il agite ses mains et il veut chasser l’avion, mais ça ne fait rien, l’avion continue sa route dans le ciel, il va loin, j’imagine qu’il va jusqu’à mon île. Mais je ne dis rien à ce sujet, à quoi ça sert ? Devant les grottes, sur une petite place les gens sont assis par terre pour écouter Grand-Père, la jeune fille aux cheveux bleus est à côté de Jonas, pourtant elle n’entend pas ce que dit le vieil homme. Alors ils font leur musique avec un petit tambour et une flûte, j’aime bien écouter leur musique, ils frappent dans leurs mains en bougeant la tête, je vois aussi que la jeune fille frappe dans ses mains, elle n’entend pas la musique mais son visage est clair, elle sourit, elle est contente de ces gens innocents, elle trouve son grand-père, elle trouve Jonas. Je crois, nous sommes venus ici pour elle, pour qu’elle frappe dans ses mains avec la musique même si elle n’entend rien, et ça me fait un coup au cœur parce que je connais qu’elle finit sa route et nous deux Béchir nous devons continuer de marcher vers la mer.

Béchir est en colère, il dit : « Ici c’est mauvais, il y a un voleur, il veut griller un mouton, pour faire un méchoui. » Je demande : « Il est où, le voleur ? » Béchir dit : « Il est en bas avec les filles. » Nous descendons le chemin pour voir, il est petit avec des cheveux bouclés, il ressemble un peu à Scamburlo, il n’a pas l’air d’un voleur mais Béchir dit : « Je le connais, c’est un taulard qui se cache chez les Barbus pour échapper à la police, pour coucher avec les filles, il s’en fout du vieil homme et de son Arche. » Je lui dis : « Qu’est-ce qu’on peut faire ? » Béchir s’énerve : « À cause du voleur, la police va venir, il faut fout’ le camp tout de suite ! » Alors avant la nuit nous foutons le camp, sans dire au revoir au grand-père. La jeune fille aux cheveux bleus nous voit prendre nos sacs, mais elle ne fait pas de signe, elle ne vient pas avec nous. Elle retourne dans la grotte avec le garçon qui croit que nous sommes frères, pour elle il joue de la guitare, ça se voit qu’ils sont amoureux, la route c’est fini pour elle, maintenant elle reste avec Jonas dans l’Arche, elle va travailler avec lui dans le jardin et à la ferme des moutons, elle va s’habiller en blanc, elle va se coucher contre Jonas pour ne pas avoir peur la nuit. C’est sa destinée. Est-ce qu’on peut faire quelque chose contre sa destinée ?

La mer

Ensuite nous arrivons au port de Nice qui est la plus belle ville du monde, nous restons la nuit près de l’escalier, et le matin Sœur Simone, c’est comme ça qu’elle s’appelle, nous apporte du café dans un thermos et des tartines de pain. Mais la nuit les loubards viennent sur les quais, ils nous attaquent et Béchir a un bras cassé et je me souviens que c’est pareil pour moi au cimetière de l’Ouest quand je rencontre Vicky. À l’hôpital on soigne Béchir, on lui donne du sang parce qu’il n’en a pas beaucoup, mais moi je ne peux pas donner mon sang à cause de la saloperie Σ que m’a filée Zobeide, même si c’est il y a très longtemps mon sang n’est pas bon. Je crois, Béchir est mort à cause du coup qu’il reçoit sur la tête, la nuit où les voyous le tabassent, parce qu’une autre nuit il meurt en dormant, le sang coule à l’intérieur de son crâne, mais je ne peux rien dire à ce sujet parce que je ne suis pas docteur.

C’est la fin du voyage. Je n’ai plus besoin de marcher, jamais. Je reste sur le port, à ma place entre les conteneurs, j’écoute le vent dans les agrès, le bruit des camions qui apportent le ciment, le grincement des monte-charge, certains jours les cris des enfants qui attendent l’arrivée des ferrys. Béchir lui non plus ne voyage pas. Là-bas, de l’autre côté, dans son bled à la frontière de Tlemcen, sa famille l’attend mais il est mort. Il est mort sur le port, sans rien dire, couché sur son carton, avec son bonnet de laine sur les yeux, et son sac en papier troué pour respirer, mais il ne respire pas. Je ne crie pas son nom, je ne dis pas : Bichir ! Je ne souffle pas dans sa bouche. Il est mort comme mon papa, avec la peau de son visage qui est toute blanche, ses yeux ouverts qui ne voient plus, sa bouche sèche et noire, et le froid dans ses mains, dans ses jambes, même les poils gris de sa barbe sont immobiles.