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À la femme de la police, je dis : « Béchir est mort, madame. » Elle me regarde et elle dit : « C’est qui, ça, Béchir ? » Je dis : « Il est là-bas sur le port, il ne bouge pas, il est froid. » Elle dit : « Montre-moi. » Elle dit : « C’est ton copain ? » Je dis : « Non, madame, je n’ai pas de copains. » Elle vient avec moi sur le quai. Je dis : « Béchir doit aller dans sa famille. » Elle me regarde encore : « Eh bien, ton copain, il n’ira pas voir sa famille. » Elle dit ça avec une voix triste, vraiment triste. Ou bien elle s’en fout, c’est juste pour dire quelque chose. La voiture bleue de la police arrive, et aussi une camionnette blanche avec les infirmiers. Ils soulèvent Béchir sur une civière, et nous allons tous à l’hôpital, et j’attends dans le couloir à côté de Béchir, vu qu’il n’y a pas de lit pour lui. Je garde le sac à dos de Béchir avec mon sac Kestrel, et ensuite je m’en vais. Je passe devant le bureau de l’accueil, je sors dans la rue, et personne ne m’arrête. Dehors le soleil brille, le vent froid fait tomber les feuilles, les buissons ont des feuilles rouges, c’est déjà l’hiver qui arrive. Ensuite on envoie Béchir à la fosse commune, c’est comme ça pour ceux qui n’ont pas de famille. On met le corps dans un cercueil en planches, et puis on coule de la chaux vive. On n’écrit pas de nom sur une pierre ni rien du tout. Pour moi aussi c’est pareil. Ça ne fait rien, un tombeau à quoi ça sert ? Là-bas, à Maurice, au cimetière Saint-Jean, au cimetière de l’Ouest, les grands dimounes oublient leurs morts, ils ne vont pas les voir, ils ne réparent pas les dalles, ils ne brossent pas les joints avec une brosse à dents trempée dans l’eau salée pour faire partir la mousse, ils ne repassent pas les noms au crayon noir. Alors Missié Zan prend sa peintire grise, sa foutue peintire, et il barbouille les noms, les Mlle Sterkers, les Missié Raboam, les Fe’sen, Mme Laros. Ça sert à rien une tombe.

Dans le sac à dos de Béchir, il n’y a rien. Seulement des papiers, un gros livre vert écrit dans sa langue, même s’il ne croit pas en Dieu il a toujours ce livre avec lui, il me le montre quelquefois, mais je ne sais pas ce qu’il contient, je ne connais pas les prières d’Allah. Il a aussi une carte avec une photo, mais ce n’est pas lui sur la photo, un homme maigre avec une moustache noire, une carte de l’armée française, ça dit que c’est un ancien soldat et c’est tout, et la date c’est 1958. Je crois c’est le papa de Béchir, un harki, il n’est pas mort à la guerre, mais en France dans un camp où on enferme tous les anciens soldats. Dans son sac il n’y a pas de casse, pas de passeport, rien qui peut servir. Dans un petit sac en papier, dans du coton, je trouve une balle de fusil, un peu sale et noire, il me la montre aussi quelquefois, c’est la balle qui est entrée dans sa joue autrefois en Algérie, à l’hôpital militaire on enlève la balle et on la lui donne, et il la garde toute sa vie dans son sac, enveloppée dans du coton comme une dent perdue. Alors c’est peut-être pour ça qu’il est mort, la balle voyage dans son cerveau, mais peut-être tout ça Béchir l’imagine, dans le sac c’est juste une balle qu’il trouve par terre, mais maintenant il est mort et je ne peux pas lui poser la question. Après ce qui est arrivé, je ne reste pas la nuit sur le port, je vais à l’asile près du marché chez Sœur Henri, c’est comme ça qu’elle s’appelle, mais il ne faut pas arriver après six heures du soir sinon elle n’ouvre pas, même si tu frappes à la porte et si tu cries : « Mame ma Sœur Henri, ouvre-moi ! » Elle ne répond pas. Alors quand c’est trop tard, je reste à la gare des cars, ou bien sous les colonnes de l’église, parce que là tu trouves toujours beaucoup de clochards avec leurs chiens. Mais à Nice tu ne peux pas, il ne faut jamais rester sur la plage la nuit, parce que les loubards viennent rôde-rôder pour taper les clodos, et tu es fin mort.

Au port, j’aime bien le soleil qui chauffe les bancs en vieille pierre. Les bancs sont doux, ils ont des petites marques. Mais ce n’est pas toujours propre, une fois je vois des morpions qui courent vers moi, je les tape avec ma godasse. Le soleil est doux, blanc, c’est toujours le cachet d’aspirine, pas le soleil de ma Louise. Après le café de Sœur Simone, je me promène sur le port entre les conteneurs, personne ne me demande ce que je fais là. Sœur Simone, elle n’a pas le temps de causer. Mais elle me dit un jour qu’elle est de l’Italie, de Pantelleria, c’est une île aussi il paraît au milieu de la mer d’Afrique du Nord. Sœur Simone est vieille, elle a un grand nez, elle ne s’habille pas comme les sœurs du couvent de Bonne Terre, elle a un pantalon bleu, des chaussures d’homme parce qu’elle a de grands pieds, et un pull en laine même s’il fait chaud. Mais on connaît qu’elle est une sœur parce qu’elle a toujours un foulard, et elle porte une petite croix jaune autour du cou, mais ce n’est pas de l’or.

Au bout des quais je vais au bassin d’eau qui sert à donner à boire aux chevaux quand on les débarque de la Corse, avant de les emmener à l’abattoir pour les tuer, et chaque fois qu’ils passent en courant sur les quais ça me fait mal au cœur parce que j’aime beaucoup les chevaux. Chaque matin, avant le jour je me lave à l’eau froide, par petits morceaux pour faire vite. Les lampes sur les quais sont jaunes. Quelquefois les bateaux des thoniers arrivent dans la nuit, les marins sortent les bacs de thons et ils coupent les poissons avec des hachettes, maintenant je les aide à couper les thons, et ils me donnent des billets, ils viennent de tous les bouts du monde, des Arabes, des Espagnols, et même des Chinois. Ils n’ont pas peur de moi, ils ne me demandent pas mes papiers, et je leur dis mon nom, alors quand ils arrivent au port ils m’appellent : « Hé-hon, Dodo ! » Ils me donnent aussi des tranches de thon dans du papier journal, mais moi je ne mange pas le thon, parce que je ne peux pas manger la viande rouge, ni le sang, ni le bœuf, ni le cochon. Je donne les tranches de thon à Sœur Simone, pour ses clodos, en échange elle me donne des fruits, des oranges, du raisin. Depuis que Béchir est mort, je n’ai plus d’amis. Les gens me parlent, mais je n’ai rien à leur dire. Je veux juste rester au soleil doux, sur mon banc. Quelquefois je pense à Vicky, ou à Honorine, c’est très loin et pourtant je me souviens de chaque instant, c’est comme ça quand tu ne dors pas, tout est attaché, ta journée n’en finit pas, tu ne fais jamais de rêves.

À Nice, je le croise tous les jours sur le port. C’est un vieux, plus vieux que moi, très grand et très maigre, toujours bien habillé, costume noir avec des raies bleues un peu râpé mais élégant, col dur avec une petite cravate mince, il a beaucoup de cheveux renvoyés en arrière, bien noirs, la barbe bien taillée aux ciseaux, et des lunettes rondes. C’est bizarre, parce qu’il est blanc et pourtant il a la peau foncée d’un malbar. Il arrive à grandes enjambées en faisant tinter le bout ferré de sa canne, mais il ne s’en sert pas pour s’appuyer, sauf pour monter les marches des escaliers, ou bien pour pousser quelque chose à terre, un caillou, une boîte vide, une boulette de papier. Il vient s’asseoir sur le banc en pierre à côté de moi, et il fume. Pas les cigarettes de tabagie, non, il roule lui-même ses cigarettes, dans une petite machine avec une bande de caoutchouc noir, il met une feuille de papier maïs, il sème les brins de tabac et il roule la cigarette, et avant de la fumer il mouille le papier du bout de la langue, et il plie chaque extrémité pour que le tabac ne s’échappe pas. Il a les doigts jaunes et aussi les dents, parce qu’il allume une cigarette à l’autre, il roule une cigarette pendant qu’il fume une autre. Il me dit : « Tu veux une cibiche ? » C’est la façon de parler des vieux avant la guerre. Moi je dis non, mais il oublie et plus tard il m’en offre encore. Il n’est pas mon ami, pourtant presque chaque jour il vient ici, vers onze heures du matin, pour se chauffer au soleil pâle. Il s’assoit sur le banc et il parle, pas vraiment à moi, il parle sans me regarder, il tient sa cigarette de la même façon que Papa, entre le pouce et l’index. Il ne dit pas son nom, mais ensuite je connais qu’il est de mon île, à cause de son accent, il parle de tous ces coins : « La Ma’tiniè’, Flo’éal, ’iche en Eau, Saint-Piè’, Savinia, Moka… » Avec son accent qui chante, je l’écoute et j’ai mal à l’estomac, ça me serre et ça me fait mal, j’ai envie de lui dire : « Arrêtez de causer, fout’ moi la paix avec vos histoires de l’île et de vos quartiers des hauts, moi je suis d’en bas, de la route de Saint-Paul, de la Caverne, là où habite la vieille Honorine. » Mais ça me fait du bien aussi, quand il dit les oh, et les et qu’il oublie les r, qu’il dit Le Po’, ou Quat’ Bô’ne, ça remue en moi, j’ai envie de larmes. Je me souviens de la musique du vieux Hirschen, je n’ai pas besoin de comprendre, ça vient tout seul et ça me fait trembler. Et lui, le vieil homme couleur de bronze, j’imagine qu’il sent ça aussi, parce qu’il s’arrête un moment pour tirer sur son mégot, et la fumée entre dans ses yeux et le fait pleurer. Il parle du temps longtemps, avant la guerre, il prend un grand bateau et il voyage dans le monde, jusqu’en France, et à c’t’heure il est ici, sur le banc près de l’abreuvoir, à côté de moi. La vie c’est cocasse, non ?