Il me dit « tu » et je lui réponds « vous » parce que nous ne sommes pas du même bord, lui et moi, du même côté de l’île, il est du côté des grands mondes, avec son costume foncé rayé, et sa chemise blanche qui sort de chez le Chinois, et ses mains fines aux ongles bien soignés, même si le bout du pouce et de l’index est jaune. Et moi je suis avec mes habits usés, pourtant je les lave souvent dans l’abreuvoir avant le lever du soleil et je les mets à sécher sur les cannes pour les filets, j’ai honte d’être en langouti et je me cache derrière les cabanes des outils de pêche, un jour le gardien du port vient, il dit c’est interdit, mais il me laisse faire parce que je ne bois jamais d’alcool et que je cause poliment.
Le vieil homme parle tous les jours, s’il ne parle pas il dessine sur un carnet, les bateaux du port, les cargos, les chalutiers, les thoniers, il a un petit crayon de charbon, et aussi une boîte de couleurs, il remplit un godet à l’abreuvoir et il peint l’eau et le ciel, mais ça ne ressemble pas à ce qu’il voit, les couleurs sont fortes, la mer très bleue et les voiles des bateaux rouges, les nuages blancs ou le ciel couleur de cyclone, parce que ce qu’il peint c’est notre île, là-bas à l’autre bout de toutes les mers. Une fois il me montre son vieux carnet, je regarde les dessins et les peintures, je lis les noms qui sont écrits au bas de la page, c’est écrit très fin, très joli, avec une date, Tonneliers 1912, Fanfaron 1914, Pointe aux Sables 1917, Tour Koenig, et aussi la ligne des montagnes que je vois depuis le carrefour de la Louise, Signaux, Le Pouce, Montagne Ory, Pieter Both, 1917, et je ne dis rien mais ça me fait mal, et le vieux est content, il pense que je ne connais pas tout ça, il dit : « Tu vois, tu crois que j’exagère, mais ce sont les vraies couleurs, si tu fermes les yeux tu vois le violet partout, partout. » Il reprend le carnet, il dit encore : « Du violet pa’tout, pa’tout. » Et moi je ne peux pas fermer les yeux mais je sais qu’il n’a pas menti. C’est violet partout.
Alors à ce moment-là, ici et là-bas, c’est la même chose. Je ne le sais pas avant de voyager jusqu’en France. Les gens croient qu’ailleurs c’est différent. Mais ailleurs c’est pareil, il y a des grands et des petits, il y a des importants, les présidents, les directeurs, les banquiers, les Armando, les Escalier, les Robinet de Bosses, les Ramchetty, les Singh, les Ming Soo, Pak Soo, Dong Soo, les North-Tombs, tout bann zan-là. Et il y a les autres qui ne valent pas une roupie, les oubliés, les écrasés, ils n’ont pas de carte de visite, ils n’ont pas de carte de crédit, ils n’ont rien dans les poches, juste quelques billets en lambeaux et quelques sous rouillés. Et maintenant je le sais, parce que quand Béchir est fin mort, il reste sur le brancard dans le couloir de l’hôpital, et les toubibs en blouse blanche et les infirmiers en blouse verte passent devant lui sans le regarder, alors moi je pars sans rien dire et je marche dans la nuit, et dans le sac à dos de Béchir je ne trouve rien qu’une carte de soldat et son gros bouquin vert.
Le vieil homme, c’est un Fe’sen, je n’ai pas besoin de lui demander, j’en suis sûr, je connais sa façon, comme un prince au bout du monde, même ici sur ce banc en pierre à côté d’un clochard. Si je lui dis : Moi c’est Fe’sen Coup de ros, est-ce qu’il s’en souvient ? Il s’en fout, des Coup de ros. Il a la peau plus bronzée que moi, mais c’est à cause du diabète, quand il boit son café il met un grain de saccharine sur sa langue, il dit : « Est-ce que ça n’est pas un peu drôle, un fils de sucrier qui est diabétique ? » J’aime bien regarder ses dessins et ses peintures dans son carnet, les paysages, les filaos penchés par le vent, les lagons, le ciel avec des petits nuages ronds parce qu’il n’y a qu’au pays Maurice que les nuages sont petits en troupeau de moutons, et ça me donne envie d’être là-bas, ça me donne envie de larmes mais j’ai les yeux secs et pour ça je dois les mouiller avec le bout de ma langue. Le vieux Fe’sen guette ça, il dit : « Eh bien, toi tu es un vrai phénomène ! » en allongeant la bouche, c’est ce que nous faisons dans l’île. Je lui dis : « Moi, avec le coup de langue du lézard je suis capable de gagner aussi bien que n’importe qui, à la loterie de Missié Scamburlo. » Et ça aussi ça le fait bien rire. Est-ce qu’il se souvient de son enfance, quand il se bat dans les champs de cannes, lui et ses cousines, avec des sabres en bagasse ? Est-ce qu’il connaît la maison derrière les bambous, de l’autre côté du ruisseau, là où je suis petit, là où mon papa est mort ? Est-ce qu’il est là quand les Armando pilent la case d’Artémisia, et qu’elle se met à quatre pattes pour ramasser sa vieille poupée qui n’a qu’une jambe ? Je veux m’envoler dans les images, je suis un oiseau qui s’échappe par la fenêtre. Lui, le vieux Fe’sen, il roule sa cigarette dans sa petite machine, il l’allume et le bout en papier prend feu. Il demande une fois : « Tu sais qui je suis ? » Je lui dis : « Oui, Missié Ziz. » Je dis ça parce qu’il a l’air sérieux de mon papa. Ça le fait rire : « Moi, un juge ? Non, tu te trompes, je suis un docteur. » Il attend un peu et il dit : « Mais je ne travaille pas, je n’en ai pas besoin, ma femme est riche. » Il dit aussi : « Maintenant, nous avons tout perdu pendant la guerre, et de toute façon je suis trop vieux pour être docteur. » Je lui pose la question : « Dites, pourquoi je suis comme ça ? » Il me regarde, il comprend la question, au sujet de mon visage où il n’y a plus de nez, plus de paupières, juste une grande bouche et une langue trop longue. Avec le bout en fer de sa canne il dessine par terre, dans la poussière, la lettre maudite de ma maladie, c’est un bon docteur, ou peut-être qu’il connaît déjà mon histoire, les gens des îles sont nés malins. Je penche un peu la tête vers le sol, je guette là où il dessine la lettre Σ. Je lui demande : « Qu’est-ce que je peux faire ? » Il dit : « Tu ne peux pas changer ta destinée. » Ensuite il se lève, il reste debout devant le soleil, il est grand et maigre, habillé de noir, il ressemble à mon papa quand il revient du bureau à la fin de la journée, et qu’il dit : « Behave ! » Je suis revenu dans le temps d’Alma, j’attends mon papa, j’écoute ses pas craquer dans l’allée de gravier. Le vieux Fe’sen se retourne une fois avant de s’en aller. « Salam ! — Salam, Missié Fe’sen ! » Je ne sais pas s’il entend, il se retourne et il enlève son chapeau, et j’imagine que je suis un grand dimoune. Et c’est la dernière fois que je le vois.