Ensuite je demande à Sœur Simone : « Qu’est-ce qui arrive au vieux ? » Elle me dit : « Il est tombé par terre et sa jambe est cassée, alors on lui coupe la jambe, ça arrive aux gens qui ont le diabète. » Je ne sais pas si le vieux Fe’sen est mort, ou s’il est vivant et il regarde le coucher de soleil sur la mer par la fenêtre du sixième étage de son immeuble, nous autres dans l’île nous aimons toujours voir le soleil boire l’eau de la mer avant de dormir. Je connais Béchir, je connais la fille aux cheveux bleus, je connais Missié Fe’sen, et ensuite ils disparaissent. Je crois que c’est parce que je ne dors pas, quand tu dors, dans tes yeux fermés la nuit pé vini et tu es fin mort.
Deux maisons
Aujourd’hui il ne reste rien d’Alma. Je ne m’y suis même pas arrêté. L’autoroute s’élance vers les hauts de Crève-Cœur pareille à une piste pour les extraterrestres. Sur ses piliers de béton, elle franchit les ruisseaux créoles, les crevasses dans la croûte de lave envahies de fougères et de lianes, les trous d’eau oubliés, elle vole au-dessus des champs de gingembre, des carrés de légumes, des bois d’amourettes. Elle passe au large des petites fermes où un couple de vieux garde une unique vache à bosse aux yeux d’ambre. Elle fuit les dômes rutilants de la traîtresse Maya, à Saint-Pierre. La chaîne des hautes montagnes forme une armée sévère qui garde le silence, ultime rempart contre le temps moderne qui lessive les cerveaux et ensevelit le passé.
Pourtant je reviens à Moka, chez Emmeline Carcénac, pour un dernier inventaire, celui que mon père n’a pas fait avant de s’en aller pour toujours. C’était au plus fort de la guerre, en 1917, déjà il regardait vers l’autre versant du monde, à quinze ans, en trichant sur son âge il s’était inscrit pour l’entraînement des Volontaires du corps colonial qui allaient à l’exercice sur les pentes de Candos. Les études, les lectures, même les goûters avec les jeunes filles, plus rien n’avait d’importance. Il n’y avait plus que cette guerre, là-bas, de l’autre côté du monde, ce champ de bataille où il allait, et la certitude qu’il ne reviendrait jamais.
À Alma, j’imagine un autre enfant, celui dont on ne parlait pas. Sur une photo sépia, dans l’album d’Emmeline, je l’ai entrevu. Au milieu de tous ces enfants blonds au teint clair, tous ces petits Normands et Bretons au nom alsacien, il ressortait comme un étranger, un jeune métis au visage sérieux, joli, les traits fins, les sourcils bien arqués, vêtu d’un complet gris knickerbocker, chaussé de bottes cirées, le seul qui regardait droit l’objectif comme s’il cherchait à deviner l’avenir. Je me suis arrêté un instant sur lui, Emmeline m’a dit en persiflant : « Tu as vu quelque chose ? Je peux te prêter ma loupe ? » J’ai répondu que j’avais une vue suffisamment bonne pour m’en passer, et j’ai tourné la page. Mais j’ai su à cet instant que c’était lui, le Felsen maudit, le père du Dodo disparu, lui que j’avais cherché en vain dans tous ces lieux, à Alma, à Quatre Bornes, au cimetière Saint-Jean ou dans les rues de Port-Louis, près du bazar, et même au théâtre de Beau Bassin, dans le grand hall semblable à un palais de Jaipur, avec son parquet taché de noir par les gouttières, et dans un coin du mur, le vieux piano Hirschen sur lequel Emmeline jouait de temps à autre La Chevauchée des Walkyries et L’Après-midi d’un faune pour le ballet des petites créoles abandonnées.
« Parlez-moi des Felsen », ai-je dit doucement, et j’ai vu ses yeux gris troublés de larmes, mais c’est sans doute la cataracte. Elle n’a pas repris l’album. D’ailleurs elle connaît par cœur toutes les photos, toutes les images de première communion, c’est le seul luxe qu’elle a arraché à sa vie antérieure, l’autel des ancêtres et des contemporains (à son âge les contemporains sont déjà devenus des anciens), semblable à une tombe entre deux couvercles de cuir rouge vermoulu par l’humidité de Moka.
« Qu’est-ce que tu veux savoir ? Je ne peux rien te dire, c’était un secret, tout le monde savait mais il ne fallait pas en parler, tu sais comment c’est dans un petit pays, mon papa disait toujours : petit pays, petites gens… Nous ne parlions jamais d’eux, les Coup de ros, et le Dodo, c’était là, de l’autre côté des bambous, dans l’autre maison. » C’est étrange, sa voix s’étouffe, peut-être à cause d’Olga, la chanteuse, en train de fourrager dans la cuisine, elle fait exprès de se racler la gorge histoire de signaler que je ne suis pas le bienvenu, qu’elle attend mon départ, que nos confidences l’indisposent, comme si nous étions en train de comploter, de troubler sa paix. « Il y avait deux maisons », continue Emmeline, lentement, en détachant les mots. « Nous étions enfants, il y avait ces deux maisons, celle des bons Felsen, et l’autre, la rivale, celle des mauvais, nous n’y allions jamais, nous ne parlions jamais de ces gens, nous ne savions rien d’eux, le vieux Achab était revenu de son île, il avait une gouvernante anglaise qui s’occupait de son fils, le garçon a grandi tout seul, il ne se mêlait pas à nous, et un jour il est parti pour la France, il est devenu avocat, ou juge, je ne sais plus, il s’est mis là-bas avec sa chanteuse réunionnaise, une belle créole qu’il a ramenée dans ses bagages, Dodo est né quand j’étais déjà mariée, je ne l’ai pas vu grandir, je n’habitais plus là-bas, et puis sa femme est morte, c’était comme si elle n’avait jamais existé… Quand nous en parlions, nous chuchotions : elle, la Dame, j’ai entendu une fois son nom, Rani, mais je crois que c’était pour se moquer, comme si elle était vraiment une reine là-bas à La Réunion. Laroche, c’était bien son nom, les Felsen d’un côté, et Laroche de l’autre, on disait Laros, Coup de ros, c’était leur surnom, pour dire qu’ils ne valaient pas mieux qu’un coup de caillou, tu comprends, ce sont les langues de vipère de ce pays, toujours prêtes à murmurer. Nous n’allions jamais de l’autre côté, sauf pour désobéir, nous passions le fossé, c’était notre jeu, nous rampions dans l’herbe jusqu’à la haie de bambous, près de l’étang, et nous regardions la maison, ce n’était pas une grande belle maison comme celle de vous autres les Felsen d’en haut, une petite case plutôt, laide et sale, avec de gros volets marron toujours fermés, et la cour envahie par les mauvaises herbes, nous restions derrière les bambous à épier, mais personne ne se montrait, c’était un vaisseau fantôme… »