Bien sûr, ce n’est pas pour moi qu’Emmeline raconte, c’est pour faire naître le passé, un passé si lointain qu’il n’y a plus qu’elle qui s’en souvient, ce souffle léger qui vacille, petite flamme pâle prête à s’évanouir. Dehors, sur la route du Réduit, c’est l’heure des embouteillages, les klaxons s’énervent, montent, s’enrouent. Les oiseaux s’y mettent aussi, les martins jacassent pour couvrir le bruit des moteurs, et toujours Olga qui fourgonne, qui fulmine. Est-ce que j’entends bien ? La voix d’Emmeline tremble quand elle prononce ces mots : « la deuxième maison ». Puis quand elle raconte ce qu’elle n’a jamais dit, l’enfant du proscrit : « Dodo a grandi là, tout seul avec son père et la vieille Anglaise, on ne le voyait jamais, et quand son père est mort, il est parti sur les routes, il était devenu si laid, sans visage, il avait attrapé une maladie, on disait que c’était la lèpre, il se cachait loin de nous, il n’y avait que la vieille Artémisia, la fille de Yaya, elle avait sa case au bout de la route, juste devant les cannes, un jour les cochons du clan Armando l’ont pilée, Artémisia est morte de chagrin, et lui, Dodo, on ne l’a plus revu, mais son nom continuait, Dodo par-ci, Dodo par-là, il est devenu un mendigot, un traîne-misère, et nous aussi nous avons été tous chassés, renvoyés comme des rien du tout, nous sommes venus vivre de ce côté, dans ce vomissement, ton père est parti, il n’a pas fait la guerre parce qu’il n’avait pas l’âge, il a essayé de mentir sur son état civil mais on ne l’a pas pris, alors il a tout quitté pour étudier en France, il n’est jamais revenu, il l’avait dit, il a tenu parole, même quand je me suis mariée il n’est pas venu. »
Le couvercle de la tombe en cuir rouge s’est refermé et ne s’ouvrira plus. Je n’ai rien à demander, c’est une histoire qui va disparaître, il n’en restera rien, juste ces photos pâlies, et des images saintes tombées des vieux missels. C’est l’aube d’un temps ancien, elle allume l’horizon mais elle ne parvient pas à faire grandir le jour, c’est trop tard. J’ai pris la main d’Emmeline, sa main froide malgré la chaleur étouffante de la vieille maison sans ventilateur. Je m’en vais presque sans saluer, je marche à grandes enjambées, je pousse le loquet du portillon, et je pense qu’Olga est soulagée d’entendre le grincement de la serrure et le claquement du pêne sur le bois, je suis tout d’un coup dans le courant des autos et des camions, les klaxons me frôlent, les coups de frein, les cris des chauffards, et le nuage bleu des gaz d’échappement me fait suffoquer. Ce que le grand Tonio Ducasse appelle les « fumigènes ».
Derniers jours au paradis
Le ciel est devant moi, face au sud chaque nuit, mais je ne l’ai jamais regardé si longtemps, peut-être parce que je m’en vais, et que je veux imprimer chaque signe, chaque figure sur mes rétines. Après, je fermerai les yeux et chaque fois que j’en aurai besoin, les images apparaîtront, quel que soit le voile du réel, quelle que soit la circonstance de ma vie. C’est le zénith que j’emporte, le point aveugle vers lequel tout converge, et est-ce par hasard s’il est entouré de tous ceux que j’aime, Grus, Columba, Phoenix, Corvus, et l’oiseau sans nom qui trace une croix de son corps et de ses ailes, dardé vers le sud absolu ? Mais celui que je guette (à peine entrevu, entre des nuages légers, fondu dans la galaxie), cet oiseau étrange, entre Pavo et Phoenix, debout sur la queue de l’Hydre et tournant le dos au serpent lacté, Pica Indica, en qui je n’ai pas de mal à reconnaître mon vieil ami, celui que j’ai chassé en vain durant ces derniers mois, avec son gros corps musculeux, ses moignons d’ailes, ses pieds d’éléphant et son rostre aigu en lame de faux, son crâne chauve de vieux dur à cuire, le vogel, l’oiseau de nausée, mon vieux dodo.
Peut-être est-ce pour ceci que je suis venu à Maurice, sans vraiment le vouloir : pour comprendre l’origine, le point brûlant par où tout a commencé. Voilà quatre-vingts ans mon père a quitté son île pour venir étudier en France, pendant la Première Guerre. Alors il fuyait le désastre, Alma en ruines, son père chassé de sa maison natale, sans avoir commis d’autre faute que s’être montré confiant, et il n’y avait pas d’archange au sabre enflammé pour lui montrer le chemin de l’est, vers Mahébourg, vers Belle Mare, ou vers Poudre d’Or, mais un huissier de justice vêtu de noir, chaussé de petites lunettes, qui dressait l’inventaire.
L’histoire est un tissu en lambeaux. Je voulais rapporter quelque chose à ma mère, pour répondre à ses questions, mais je ne m’attendais pas à des miracles. Aux archives notariales, aux archives d’État, je n’ai rien trouvé. L’histoire des familles, la vraie (l’autre étant plutôt imaginaire…), ne laisse pas beaucoup de traces. Elle a lieu dans le silence feutré des cabinets d’avocats, dans le secret des réunions de salon, parfois à l’ombre honteuse des alcôves. L’employée aux archives, une dame un peu lente, lorsque j’ai sollicité les plans et les statuts d’Alma, a secoué la tête en signe de découragement. « Attendez, je vais voir ce que je peux trouver… » Tout ce qu’elle trouve, c’est la liste des passagers du navire marchand la Daphné, sur laquelle figure le nom de mon ancêtre Axel Thomas Felsen, négociant, âgé de vingt-six ans, émigré à l’île de France en l’an VII de la République, en compagnie de son épouse Alma Soliman, âgée de dix-huit ans, et de leur fille Anne, âgée de six mois. Pour m’être agréable, la dame des archives a fait une photocopie du rôle, sur un papier épais comme du carton. Également, elle me donne une enveloppe, arrivée là on ne sait pourquoi, contenant une lettre de mon grand-oncle Alexis, docteur en médecine, écrite à Paris en 1920, adressée à Jules Armando, dans laquelle il explique pourquoi il se considère, en dépit du règlement, comme l’un des actionnaires de la sucrerie à hauteur de cinquante pour cent. La lettre est à l’encre violette qui a rongé en partie le papier bible, elle semble bien n’avoir jamais été lue par son destinataire. Elle n’a d’autre intérêt que de montrer l’incroyable naïveté — ou, au choix, la rouerie — de son auteur. Un instant, j’ai été tenté d’en faire une copie, ou même de la subtiliser, puis j’y ai renoncé parce que son contenu m’a paru complètement insensé.
Lorsque, à la suite du décès d’Élias, l’arrière-grand-père Felsen, au cours de l’épidémie de grippe espagnole qui a décimé le monde en 1919, Alma est rachetée par la famille Armando, les Felsen ne sont déjà plus les gérants du domaine, ils ont tout laissé pour se réfugier à Beau Bassin, comme mon grand-père Arnould, ou pour aller en France, comme l’oncle Alexis et comme mon père — ou encore Antoine, l’héritier de l’autre branche qui dilapide la fortune familiale à Londres avant d’être radié du barreau. C’est tout cela qui fait l’histoire d’Alma, jusqu’à la ruine, jusqu’à l’éviction des derniers habitants et la vente du terrain à un consortium banquier en vue de la construction du plus grand centre commercial de l’île, sous le nom redondant de Mayaland, la terre des illusions.
Hier Emmeline est morte. Elle s’est éteinte dans son sommeil, sans autre raison que l’âge, comme une bougie qu’on souffle. Je l’ai appris par Mme Pâtisson, elle a ajouté : « Pour l’hommage, il faut se dépêcher, à Maurice en été les morts ne traînent pas. » Alors, au lieu de retourner à Alma — de toute façon qu’est-ce qu’il en reste ? — je prends le bus pour Moka. Dans la vieille église en pierre noire, au carrefour, il y a peu de monde, des voisins, de la famille, mais ses petits-enfants ne sont pas venus de Suisse ou du Sud-Afrique. L’assistance est debout, je vois la silhouette bourrue d’Olga au premier rang, elle semble un peu tassée par le chagrin, par la solitude aussi, le « Vomissement » ne pourra pas survivre, il sera rasé et remplacé par des appartements pour recevoir les étudiants de l’université. Il fait chaud et lourd, on parle d’un cyclone qui menace au large de Madagascar, alors les portes et les fenêtres de l’église sont grandes ouvertes, on entend les ronflements des autobus et des camions, les klaxons des autos, la crécelle des deux-roues chevauchés par les livreurs coiffés de casques allemands de la Seconde Guerre mondiale. On entend les éclats de Radio One avec ses ségas roulés et les réclames pour le poulet Chantecler. Derrière tout cela, la voix du curé bourdonne ses prières, mais il n’y a pas le magnifique Dies irae, dies illa qu’Emmeline aimait chantonner comme si c’était une rengaine d’amour. Personne ne pleure, juste quelques raclements de gorge pour simuler l’émotion, quand vous êtes vieux vous êtes déjà mort longtemps avant qu’on vous enterre. Et tout d’un coup, maintenant, un genre de miracle, entre par la grande porte en ogive le petit Licien d’Emmeline (ou d’Olga, je ne sais plus) qui trottine gaiement dans l’allée centrale jusqu’à l’autel, il s’arrête un instant devant le curé médusé, personne ne songe à lui dire « Out ouah ! » pour le chasser, sa queue bat la mesure, et puis il fait demi-tour et il retourne dans la rue.