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Pourquoi Alexandre ne m’a-t-il jamais parlé d’Antoine Felsen, ce cousin éloigné, qui pourtant vivait à cent pas de lui, de l’autre côté du ruisseau, caché par un rideau de bambous que les propriétaires d’Alma, les Felsen légitimes, avaient planté pour ne plus le voir ? De lui, il ne reste aucune mémoire, seulement une image, ce garçon aux traits fins, au regard noir que j’ai entrevu dans l’album d’Emmeline. Une image volée, prise quelque part, pendant un goûter au théâtre de Beau Bassin, ou peut-être à l’occasion de la visite des enfants Felsen à Bras d’Eau, quand le sombre passé des planteurs a ressurgi dans leur vie.

Celle qui m’intéresse, c’est la femme de l’Étranger, dont je ne connais que le nom. D’elle, aucune image, comme si toute la bonne société s’était ingéniée à la faire disparaître. Les témoins sont morts aujourd’hui, Emmeline est la dernière, elle a entrevu cette femme sur le pas de la porte de sa maison, à travers les barreaux des bambous, comme elle aurait épié un animal farouche et venimeux, alors Rani Laroche est atteinte de la maladie qui va l’emporter. Emmeline a vingt-cinq ans, elle va se marier avec Carcénac, l’expulsion d’Alma a déjà eu lieu, bientôt il ne restera pas pierre sur pierre, et de l’autre côté du rideau de bambous commencera la tragédie de Dominique, le fils de Rani dont le visage est mangé par une lèpre inconnue.

« The estranged one » — je dis l’Étranger en mémoire du poème de Baudelaire, « Eh ! qu’aimes-tu donc, extraordinaire étranger ? — J’aime les nuages… les nuages qui passent… là-bas… là-bas… les merveilleux nuages ! » —, ce serait plutôt l’Aliéné, celui qui a rompu tous les dialogues. Comment a-t-il rencontré cette femme, comment l’a-t-il choisie, alors qu’il étudie le droit à Paris, pour elle il a délaissé sa fiancée officielle, pourtant si belle à ce que dit la rumeur familiale, et de plus riche, héritière d’une fabrique de clapets de la région de Rouen, qui aurait définitivement sauvé Alma du désastre. Il n’a pas su où étaient la vérité et la gloire, il s’est abandonné à son penchant comme l’avait fait son père en s’exilant à Juan de Nova. Mais voilà, la bonne société, ici comme en France, n’accepte pas les traîtres, elle cherche et elle obtient sa vengeance, l’homme de loi s’est mis hors la loi et un beau jour la Cour suprême au service des puissants met l’Étranger devant le choix : démissionnez, ou bien vous serez radié du barreau.

Mais elle, Rani Laroche, comment a-t-elle vécu ici, du mauvais côté d’Alma, les dernières années de sa vie, dans la nostalgie de sa jeunesse brillante sur scène, la chanteuse qui interprétait les Chansons madécasses d’Évariste de Parny, la belle créole que j’imagine sans avoir vu seulement une affiche, par le feu qu’elle avait allumé dans le cœur de ce petit juge à Maurice, dédié aux affaires de première instance ? Et comment a-t-elle pris un jour sa décision, dans la rumeur de la nouvelle guerre qui arrive en Europe, d’embarquer avec armes et bagages sur un navire des Messageries Maritimes pour rejoindre l’homme qu’elle aime et qui ne peut pas l’épouser ? Un voyage sans issue, sans avenir, qui ressemble à l’inverse du voyage que fait Alexandre Felsen pour se marier en Angleterre avec une infirmière du nom d’Alison O’Connor — ma mère.

Il y a toujours une part inachevée dans toute histoire, et celle que j’ai voulu reconstruire ne déroge pas à cette règle. Lorsque j’ai décidé ce voyage, je puis dire au mitan de ma vie, je ne savais pas que cela m’affecterait à ce point. La recherche du vogel, le dodarsen des Hollandais, le dodo rendu célèbre par le tableau du Musée d’histoire naturelle de Londres, attribué au peintre Roelandt Savery, qui inspira le personnage de Lewis Carroll, était sans doute un prétexte — que pouvais-je apprendre de nouveau sur un oiseau disparu depuis plus de trois cents ans ? Tout juste pouvais-je imaginer remettre à sa place le caillou rond trouvé par mon père, le reposer dans la terre rouge entre les cannes, à laquelle il appartient, pour qu’il germe dans le futur, dans le règne des rêves et des chimères. Je ne l’ai pas fait. Je l’ai offert au musée où je travaille, pour qu’il rejoigne derrière la vitrine le squelette noir, entre ses pattes comme si l’oiseau fantôme avait pondu un œuf de pierre. Ainsi je ne garde rien du passé.

J’ai voulu aussi recoller les morceaux d’une histoire brisée, celle des Felsen de l’île, à présent aussi éteints que l’oiseau lui-même, dead as a dodo. Peut-être était-ce de la vanité, ce sentiment d’appartenir à une tribu en train de disparaître, d’être le témoin, le signal faible et vacillant d’une autre ère, d’une autre culture, autour des derniers survivants le monde est en train de changer, ne dit-on pas avec une certaine arrogance, à chaque génération, que rien ne sera plus comme avant ?

Avant de partir, j’ai pu rencontrer à Blue Bay un des représentants de la nouvelle génération, un certain Jackie Marzen, un descendant des Armando, assez désargenté, il gagne sa vie tant bien que mal avec son épouse anglaise Alex en promenant les touristes sur son catamaran bricolé au Sud-Afrique, auquel il a donné le nom pompeux de Pica Indica (un des avatars du dodo dans le ciel austral). L’homme est sympathique, couleur de coup de soleil perpétuel comme tous ceux de son type. Il a tapissé son bureau de Blue Bay avec des photos chromos qui vantent les merveilles du coucher de soleil sur le lagon ou de la pêche au gros (ou, au choix, de la nage avec les dauphins de Rivière Noire). Je lui parle des Armando, il perd aussitôt sa placidité : « Des horreurs, ces gens-là ! Je ne veux rien avoir à faire avec eux ! » D’Alma, il ne sait presque rien, mais il rapporte le propos de Barnard, le fils cadet de Jules Armando, lorsqu’il a expulsé les laboureurs d’Alma pour réaliser la vente aux banquiers : « Tous, à la chicotte ! » C’est le même, au dire de Jackie Marzen, qui a mis les millions de roupies de la vente d’Alma dans une banque de Genève, afin d’échapper au fisc.

Dans les jours qui ont suivi mon retour en France, j’ai convaincu Clara de prendre un congé, le temps de m’accompagner à Nice. Nous avons loué une chambre avec vue sur la mer, dans un petit hôtel de la colline, non loin du couvent Saint-Charles où se trouve ma mère. Pendant que Clara arpente les ruelles de la vieille ville, je monte la rue qui serpente vers le couvent. En passant, j’ai cassé quelques branches de mimosa pour ne pas arriver les mains vides. C’est en traversant la grande avenue, au bas de la colline, que m’est revenu un souvenir ancien, du temps où j’allais rendre visite à mon grand-oncle Alexis, rendu infirme par son diabète. Cela remonte à plus de vingt ans, et à l’époque, je n’y avais pas prêté garde outre mesure. J’étais arrêté au bord du trottoir, j’attendais que le feu passe au vert pour traverser l’avenue, et tout d’un coup je l’ai vu. Je l’ai vu parce que le flot des voitures ralentissait, se divisait en deux autour d’un obstacle imprévu. J’entendais aussi les coups de klaxon impérieux, peut-être même les insultes proférées par les conducteurs, alors j’ai aperçu une forme sur la chaussée, un être humain, vêtu d’une sorte de paletot vert dans le genre des manteaux militaires de jadis, il se tenait à quatre pattes au beau milieu de l’avenue, c’était lui que les automobilistes contournaient sans daigner s’arrêter. En prenant quelques risques, avec des entrechats de danseur, je me suis faufilé au milieu des voitures, j’ai soulevé l’homme en le prenant sous les bras et je l’ai remis sur ses jambes. Il était grand, maigre, probablement vieux, la démarche vacillante, l’expression hagarde de quelqu’un qui vient d’être attaqué. Il bredouillait des mots dans une langue étrange, mais ce qui m’a le plus surpris, c’est son visage sombre, sur lequel les traits semblaient avoir été effacés par une érosion ancienne, ou bien brûlés. À grand-peine je l’ai conduit jusqu’au trottoir, tandis que les voitures continuaient leur route indifférente, dans un concert de coups de klaxon. Là, il s’est redressé, il m’a regardé de ses yeux vides, sans rien me dire, puis il a continué son chemin, et moi je l’ai laissé partir. Jusqu’à ce jour, je n’ai plus pensé à cet homme, sauf que mon grand-oncle Alexis, lorsque je lui ai mentionné cette rencontre, a paru troublé. Je ne suis pas sûr de ce qu’il m’a dit alors, je crois bien qu’il a parlé de Topsie, et d’Alma. Mais il me semble aussi que c’est ce jour-là que j’ai entendu pour la première fois le nom qui allait devenir pour moi une obsession, le surnom familier et insensé de l’oiseau inepte, le nom d’un inconnu dans ma propre histoire.