S’étant enquis de l’endroit précis où l’ouvrier avait déterré les os, Clarke, sans égard pour son pantalon de coton blanc, est entré dans la mare et s’est mis à sonder le fond avec une pelle. Un instant plus tard, la pelle ramenait à la surface un morceau de boue en forme de balle aplatie qui, lavé, nettoyé, essuyé, est devenu une calotte de crâne terminée par un bec énorme, lourd, brillant lui aussi de cette teinte bleu-noir des profondeurs. Clarke, visiblement ému, a placé la tête au bout de la ligne des vertèbres, et ainsi est apparu pour la première fois, à la lumière crue du soleil de midi, le corps parfaitement dessiné d’un oiseau monstrueux et familier, accroupi sur ses pattes terminées par trois longs doigts armés de griffes, à la fois mort et revenu à la vie, sans doute avait-il toujours espéré cet instant.
« Dire que je l’ai cherché toute ma vie dans les montagnes, et qu’il était ici, à deux pas de la mer. »
Les jours qui suivirent, la Mare aux Songes fut le théâtre d’une véritable frénésie. Les ouvriers indiens, les patrons, les curieux du voisinage entraient dans l’eau, parfois jusqu’à la taille, pieds nus pour mieux sentir les aspérités des os cachés dans la boue du lac.
La nuit est tombée sur la forêt. Je n’ai pas pu me résoudre à m’éloigner. J’ai cherché un abri sur la route caillouteuse qui conduit aux ruines de la sucrerie et au four à chaux. J’ai traversé à nouveau les cannes, vers un bois d’acacias. Le rivage est tout proche à présent, une côte abrupte, la mer sans barrière, j’entends distinctement le fracas des vagues qui se brisent sur les roches noires. L’oiseau géant n’a pas dû s’aventurer jusqu’ici, chaque crevasse, chaque ravine est un piège. Malgré le vent, l’air est étouffant, chargé d’humidité. Le Souffleur crache par intermittence un jet de vapeur irisée, un bruit d’enfer plutôt que de rivage exotique. Les seuls oiseaux présents ici sont des albatros portés par le vent, et au ras de la mer, se dirigeant vers la baie de Mahébourg, des troupes de cormorans. Dans une anse, je regarde la mer sombre, tachée d’écume. Un peu avant la nuit, un cargo circule au large, le long de l’horizon, puis s’immobilise, à peine éclairé par un fanal qui clignote à sa proue, et je me souviens de ce qu’on raconte, ces porte-conteneurs chinois ou indiens qui vidangent leurs soutes au large de Maurice, sans crainte de représailles. Je pense encore au dodo, peut-être lui arrivait-il de courir sur le rivage, les plumes ridicules de sa queue retroussées par les bourrasques. Il me semble que c’est ici que le navire amiral hollandais s’est approché de la côte, cherchant la passe pour entrer dans la grande baie du sud-est, et l’oiseau a compris pour la première fois que sa vie allait prendre fin, et qu’il n’avait plus rien à faire dans un monde où les diables armés de tromblons et de gourdins les tueraient par centaines, jusqu’à ce qu’il n’en reste que des os. Un monde où les plages de sable blanc seraient bientôt semées de petites boules gluantes et noires, où les vagues venues de l’autre bout du monde apporteraient leurs lots de sacs en plastique et de vieilles bouteilles. Ou bien peut-être qu’il n’a rien compris, rien imaginé, et que la nature sans pitié a fait le reste.
La Louise
Quand j’ai vraiment mal aux pieds, je prends le bus qui va vers Rose Hill, jusqu’à Beau Bassin, et qui s’arrête sur la place de l’Hôtel de Ville, là où se trouve le grand théâtre en ruines. Autrefois, je peux monter dans le bus, le chauffeur me dit : « Missié Dodo ki manière ? » Et je peux voyager sans payer, parce que tout le monde connaît Dodo Fe’sen Coup de ros. Je m’assois à l’avant, près du moteur, la tête dans la fenêtre ouverte pour sentir le vent et regarder le paysage. Maintenant ce sont des jeunes, si je ne paye pas je ne monte pas. Ils ne savent pas qui je suis. Ils n’en ont rien à fout’ des Fe’sen, d’Alma, toutes ces histoires d’avant. Pour eux, je suis un clochard, un vieux débris mal habillé avec des souliers trop grands pour ses pieds et des ficelles à la place des lacets. Quand j’ai du casse, je paye. Ou bien je remonte la queue des gens qui attendent le bus, et je demande à chacun quelques roupies pour payer le trajet. Je ne demande pas aux jeunes, ce n’est pas la peine, ils m’envoient des insultes, ils se moquent de moi. L’autre jour, il y en a un qui m’a frappé, un coup de poing à la tempe, ça m’a fait mal plusieurs jours mais je n’ai rien dit. Ça sert à quoi, se battre ? Avant, il y a longtemps, je suis jeune, je peux taper aussi, j’ai les bras très forts, je peux casser des cailloux avec mes mains, mes mains sont fortes à cause du piano que je joue, avant ma maladie. Mais maintenant je ne peux plus jouer, j’ai tout oublié. Je remonte la queue, je demande aux personnes âgées, aux hommes, aux dames aussi, je dis poliment : « Pardon monsieur, madame, j’ai oublié mon porte-monnaie, est-ce que vous pourriez m’aider à payer mon billet ? » Ça ce n’est pas la main la moque. Jamais je ne fais la main la moque, j’ai honte de mendier, non, je parle doucement, poliment, c’est ce que mon papa m’apprend à la maison. Je dis : « Vous m’obligez. » J’aime bien dire ça, c’est un mot que les gens ne connaissent pas, mais ils savent que c’est la politesse, et ils aiment ça. Souvent on me donne des roupies. Ou des petits sous. Tout, ou bien la moitié, et quand le bus part je recommence avec les nouveaux venus dans la queue. Un jour, un homme habillé en costume gris, avec des souliers vernis, me donne cent roupies. Il dit : « Tenez, allez vous acheter à déjeuner chez le Chinois. » Je le remercie mais je ne vais pas au restaurant des mines, vu que je mange tous les jours chez Mme Honorine, route de Saint-Paul. Je crois que cet homme me connaît. Il me regarde, et il dit : « Dieu nous préserve ! » En anglais : « God have mercy ! » Je ne sais pas ce qu’il veut dire. Peut-être qu’il dit ça pour ne pas attraper la maladie qui mange mon nez et mes sourcils.