J’aime bien voyager en bus. J’aime bien regarder les collines, les villages, les gens. À Alma, il n’y a personne, c’est très triste. Les derniers temps, plus personne ne vient voir Papa, parce qu’il est malade et nous sommes ruinés, c’est ce que dit la tante Milou. Il n’y a que la vieille Artémisia, elle reste assise sur un tabouret devant sa case, à l’entrée de la cour, elle fume en regardant la route, mais elle ne voit plus que des nuages et des étincelles. Quelquefois je sors avec l’oncle Jean Patoureau, ce n’est pas vraiment mon oncle, c’est un ami d’enfance de mon papa, il m’emmène en autocar jusqu’à Port-Louis. Je ne suis pas encore malade du grand Σ. J’ai encore un visage. Maintenant, les gens qui me croisent détournent les yeux. Ou bien ils me fixent, et je sens leur regard qui me suit derrière mon dos. Les enfants pleurent parce que je leur fais peur, et les filles reculent en disant : « Ah ! Ayomama ! » Longtemps ça me fait mal. J’ai envie de leur dire : Ce n’est pas ma faute, c’est la maladie ! Je ne suis pas un monstre ! Mais depuis quelque temps, je ne sais pas pourquoi, ça m’indiffère. Même, ça m’amuse de leur faire peur, je les regarde avec les trous de mes yeux sans paupières, je grimace un sourire méchant. Et puis je connais un truc qu’ils ne voient jamais nulle part, je sors ma langue et je la tire très fort sur ma joue jusqu’à ce qu’elle touche mon œil comme fait le lézard, ça me sert pour les pourboires. Je vais vers quelqu’un en parlant doucement, de ma voix aiguë, et les gens se reculent et mettent la main dans leur poche pour que je n’approche pas trop près. Ils me donnent des roupies. Je veux bien une jolie maison bien propre, avec des enfants qui jouent et qui rient dans la cour, des oiseaux dans les arbres, un chat, un chien, mais pas les chiens jaunes qui aboient contre moi, un grand chien noir avec des poils longs qui dort le nez entre ses pattes, et des poules et des dindons. Je veux bien avoir une femme, elle est jolie et douce, elle a les beaux yeux de Maman Laros, je me souviens de son visage avant de mourir, ses cheveux bruns bouclés, ses yeux dorés. Je veux habiter une maison à Vieux Quatre Bornes, ou bien à Triolet, pas Alma en ruines avant qu’on démolisse tout, une petite maison blanche en ciment, avec des arbres autour et beaucoup de fleurs parce que j’aime beaucoup les fleurs. Un endroit à moi, pour me reposer, pas un endroit où habitent les autres, un endroit pour moi tout seul, pas la case d’Honorine à Saint-Paul, qui sent mauvais où courent les cancrelats, un endroit tout neuf avec la cour bien propre, alors je peux m’allonger sous les arbres, le soir j’écoute les oiseaux et je regarde le ciel. J’attends que les enfants reviennent de l’école, je prépare le goûter de pain perdu, avec du fruit, du melon d’eau, de la papaye, parce qu’il n’y a rien de meilleur pour les enfants que le fruit. Mais je sais bien que tout ça n’est pas possible. Je suis le dernier des Fe’sen, ils sont tous morts, fin morts, les Fe’sen, tous enterrés au cimetière Saint-Jean. Ou bien au cimetière de l’Ouest à Port-Louis, Axel qui est arrivé ici après la Révolution, avec Alma. Je lis les noms sur les tombes, le nom de Papa et Maman Laros, le nom de la tante Milou, je lis son nom écrit avec les dates, Marie-Louise Felsen 1901–1975, mais moi je n’ai pas ma place, les cimetières sont pleins, il n’y a pas de place pour un monstre, il faut me brûler.
Je n’ai rien de tout ça. Mais j’ai la Louise.
À la Louise, je suis chez moi. Je peux rester des heures, assis sur un bout de mur, à regarder tout ce qui passe. Les camions montent la route de Palma dans un nuage de fumée bleue, les motos, les vélos, les files de voitures essaient de passer le carrefour, les moteurs chauffent, j’entends les coups de klaxon, les injures. Ceux qui vont tout droit, vers Quatre Bornes, Moka, ou bien vers Rose Hill, Beau Bassin, ceux qui tournent à droite vers Candos, Vacoas, vers les hauts, Floréal, Curepipe. Ceux qui prennent l’avenue Nehru vers Quinze Cantons, ceux qui tournent à gauche, par Berthaud, vers les quartiers du Corps de Garde. Le soleil brille fort, raccourcit les ombres. Après deux heures de l’après-midi, l’air devient plus léger, le vent tourbillonne entre les montagnes, s’enfile par toutes les avenues. De là où je suis, je ne vois pas le Pieter Both, ni le Rempart. Je ne vois pas les arbres. Seulement la chaussée de ciment, les voitures, les piétons. C’est un flot continu, du matin jusqu’au soir. Les femmes avec les enfants, contre les barrières de sécurité pour attendre un bus ou un taxi, les hommes d’affaires dans leurs voitures blindées, ils descendent vers la mer, les marchands poussent leurs chariots, les bons à rien et les mendiants comme moi traînent et s’asseyent où ils peuvent, sur les murets, sur les marches des grands magasins, à même le trottoir contre les pylônes, et la foule les pousse, les bouscule, les passants crient, ils s’appellent. Je viens ici chaque jour, à la Louise, pour attendre. Attendre quoi ? Ki ou espère ? dit la vieille Honorine. Espère narien. Attendre que tout passe. Les rues sont des rivières, je vois passer toutes sortes de choses, des débris, des taches de couleur, des ombres. J’écoute toutes sortes de bruits. Des voix, des noms qu’on lance, Ramsay, Ramsamy, Radja, Loulou, Alliaud, Maragniez, Labadie ! Mais jamais personne n’appelle mon nom, Fe’sen Coup de ros, jamais ce nom-là, la maladie qui mange mon visage mange aussi mon nom.
J’aime la Louise parce que c’est le carrefour des vivants. Là-bas, en bas, à Flic en Flac, à Belle Mare, à Blue Bay, à Grand Baie, ils sont morts. Ils sont arrêtés, ils ne bougent plus. Ils ne parlent pas, ils ne font pas de bruit. Ils sont enfermés derrière leurs murs de corail, dans leurs campements, dans leurs villas, dans leurs condos, ils prennent tout le temps leur thé au lait avec leurs napolitains, sur leurs tables de rotin, à l’ombre de leurs varangues. Ils ne sortent pas à midi, pour ne pas être brûlés par le soleil et asphyxiés par les gaz des camions. Ils ne passent jamais par ici. La Louise leur fait peur. Ils n’ont pas la peau noircie par la lumière et le goudron, ils n’ont pas le visage mangé. Ici, personne ne fait attention à moi. Je suis de la même matière que les maisons délabrées, que les carrosseries rouillées des camions. Je reste assis contre un poteau de la station essence Indira, je replie mes jambes, et personne ne me regarde. De temps en temps je me déplace. Je remonte vers le magasin Ah Fong, vers Bombay. Dans une boutique en bois, à moitié fermée, un hôtel Dité on l’appelle, j’achète un jus, un thé vanille. Ensuite je vais de l’autre côté, près de Shameen Textiles, ou bien je continue jusqu’au restaurant Ah Choy Super Mine, un peu plus loin, à la Taverne Sinois. Ou bien je marche vers les immeubles modernes, Boodhun Store, King Dragon. Si j’ai un peu de sous je vais au cinéma, pour voir Bruce Lee et Aparna Sen et Karisma Kapoor et Aishwarya Rai au ciné BDC, personne ne m’en empêche, la salle est noire et personne ne regarde personne, mais à cette heure le cinéma est fermé, en souvenir des films je m’assois contre le mur, et j’attends. Les écolières reviennent du collège, elles ont des jupes bleu marine, des chemises blanches, elles marchent sur le trottoir par groupes de cinq ou six, elles ont de jolies jambes brunes, leurs cheveux noirs brillent à la lumière du soleil. Elles parlent beaucoup, très vite, elles rient et poussent des petits cris d’oiseaux, je vois leurs seins sous leurs chemises, les taches de sueur sous les bras, elles sont chaussées de souliers plats, de sandales en plastique qu’elles n’attachent pas. Elles vont vers Candos, elles montent en prenant le bus au vol, le bus ne s’arrête pas, il ralentit un peu et elles sautent par la portière en riant, je les vois ensuite à l’intérieur des bus chauffés par le soleil, elles passent la tête par les fenêtres. Je ne les connais pas. Je ne les revois jamais. Ayeesha Zine ne passe pas par la Louise, elle va directement de Saint-Jean vers Curepipe. Si je veux la voir, je marche jusqu’à l’église, et j’attends qu’elle vienne. C’est un mouvement continu. Ça va, ça vient.