Les fourmis. À Alma, elles courent le long des murs, au milieu du jardin, dans les ornières du chemin. Elles transportent des feuilles coupées, des brins de paille, des miettes. Je passe du temps à les regarder courir, je place des obstacles sur leur route, j’essaie de les égarer, mais elles retrouvent toujours leur direction, elles contournent les obstacles, elles escaladent les cailloux. Je ne vais plus très souvent à Alma, pour entrer il faut passer par une brèche du mur. Je vais guetter les fourmis, mais je ne peux pas rester longtemps, parce que Lami, le gardien, ne veut pas me voir ici, il me fait la chasse, il me jette des coups de roche, il me crie : « Fouca ! » Il dit : « Si je t’attrape, ti rat, je vais te battre à coups de ceinture. » C’est depuis que les Armando sont installés dans la grande maison, ils ont pris Lami, un rien du tout, un clodo, pour garder le terrain. Avant, Artémisia vit dans sa petite case au fond du terrain, j’entre si je veux, je peux même m’approcher de la grande maison, m’installer à l’ombre des eucalyptus. Maintenant, je dois passer par la brèche. J’y vais en début d’après-midi, quand ils font la sieste, ou le dimanche matin, quand ils sont tous à la messe à la chapelle d’Alma. J’aime bien la petite chapelle Sainte-Jeanne-d’Arc. Elle est toute blanche, avec de grandes fenêtres et un porche, et juste à côté un tamarinier, autrefois je vais à la messe avec Papa, je ramasse les gousses de tamarin pour sucer les graines acides. Est-ce que je n’ai pas le droit de regarder les arbres ? Ils sont déjà là au temps où mon papa revient de l’école, et avant lui mon grand-papa, ils sont là pour toujours, même après ma mort ils sont encore là. Mais je n’ai pas envie de me disputer avec Lami. Il a un chien très joli, couleur blanc et marron, la queue coupée, lui ne me dit rien, je viens en cachette et il sort pour me retrouver, il remue son bout de queue, il court après les bouts de bois que je lui lance, mais je ne sais pas comment il s’appelle, moi je l’appelle « L’ami » tout simplement, pas le même nom que son papa. Les gens d’Alma ne me connaissent pas. Ils croient que je suis un vagabond. Il n’y a que le chien qui me connaît. Les gens d’Alma, les Armando, ils ne croient pas à cette histoire, que je suis né ici. Ils sont méchants, un jour ils envoient des bulldozers pendant qu’Artémisia est avec Honorine au marché Saint-Pierre. Les bulldozers écrasent la petite maison avec tout ce qu’il y a dedans. Quand Artémisia revient avec Honorine, elles poussent des cris, elles pleurent, mais il ne reste plus rien, elles fouillent à tâtons dans les planches pour chercher quelque chose, elles ne trouvent qu’une vieille tasse en métal cabossé et une poupée avec une seule jambe. C’est tout ce qu’elles trouvent. Honorine les prend et elle les met sur la table de nuit, à côté du lit, dans la maison à Saint-Paul la Caverne. Les Armando disent tous les jours à Honorine : « Artémisia doit partir. » Elle n’écoute pas et voilà. Maintenant je vais chez Honorine, je vois la tasse en fer-blanc et la vieille poupée d’Artémisia et je sais que c’est tout ce qui reste d’Alma, tout ce qui reste des Fe’sen Coup de ros.
La route qui vient d’Alma passe par la Louise, c’est pour ça que je vais là tous les jours. Tout ce qui vient des hauts, de la montagne, passe par la Louise. C’est pareil à un grand pont d’araignée entre les plantes, je sens les vibrations qui ondulent à travers toute la ville, qui descendent des montagnes, et arrivent à travers les champs de cannes et de thé, de village en village, de maison en maison, jusqu’ici. Ils viennent tous ici, les Lami, Malaurie, Lionel, Salluste, Ramsamy, Ramchetty, Éloi qui est adjoint au maire, Vivek qui est chauffeur le maire, les jeunes qui attendent les bus, les bonnes sœurs qui reviennent des tournées de piqûres, et même le gwo Zak dans son pick-up qui trafique les amphétamines et la gandja, et même les Armando dans leur quatre par quatre, ils passent tous à un moment ou à un autre, et moi je suis à l’ombre, le dos contre le pylône de la station essence Indira, et je les regarde.
Krystal
J’ai vu Krystal la toute première fois au campement de Dong Soo. La fenêtre de la salle de bains de la pension la Roche aux Mouettes donnait sur le jardin du Chinois et sur l’arrière du campement, là où se trouve la chambre à coucher. C’est un appartement qui est loué à l’année, c’est ce que m’a dit ma logeuse, Mme Veuve Pâtisson. Il paraît que ce sont les pilotes de ligne qui viennent là, plutôt qu’à l’hôtel de l’aéroport, soi-disant parce que c’est plus calme. En réalité, ils viennent chez le Chinois parce que personne ne leur dit rien s’ils ramènent des putes. Dans les hôtels, le concierge a toujours un œil qui traîne. S’il y a un moyen de faire chanter, il ne se gêne pas. Il prend des photos en douce, et la famille du pilote est mise au courant. Le Chinois est plus discret, même si la fille est mineure.
Par la fenêtre de la salle de bains je les ai vus. Il y avait d’abord ce type, la quarantaine fatiguée, un peu chauve, dans son costume bleu marine de pilote. Il fumait, debout sur la pelouse mitée, en regardant vaguement la mer. À un moment, deux femmes sont arrivées, deux créoles, habillées en jeans et T-shirt, des tongs aux pieds. L’une d’elles était un peu âgée, lourde, mais en regardant mieux j’ai compris que c’était une adulte et l’autre, très jeune, presque une enfant. La vieille a parlé un instant avec le pilote, et la fille s’est reculée. Pendant que la femme parlait au pilote, j’ai remarqué que la jeune fille jouait à donner des coups de pied dans un ballon en caoutchouc dégonflé, elle tapait mécaniquement, le ballon cognait le mur de la maison, ça faisait un flop ! irritant, mais elle continuait sans regarder les autres. À un moment, la vieille s’est retournée vers elle, et elle lui a crié quelque chose en créole, pour lui dire d’arrêter. Puis elle a repris la discussion avec le pilote, qui l’écoutait d’un air ennuyé. La fille était très jeune, mais ce n’était plus une enfant. Elle avait un visage rond, avec de grands yeux, mais son corps était déjà long, dégingandé, ses jambes très maigres et ses bras démesurés, et surtout elle posait, le bout du pied contre le ballon dégonflé, légèrement déhanchée, elle regardait la vieille et le pilote du coin de l’œil, l’air sournois. C’était une situation étrange, un peu trouble, je n’arrivais pas à m’éloigner de la fenêtre, à détacher mon regard de cette fille. Je crois qu’à un moment elle m’a vu, à travers les lames de verre de la fenêtre de la salle de bains, ou peut-être elle a senti ma présence parce qu’elle m’a tourné le dos et qu’elle est partie vers la gauche, mais en me penchant contre les lames je me suis rendu compte qu’elle s’était mise de côté, qu’elle m’espionnait à son tour ! J’ai senti la sueur couler dans mon dos, mon cœur s’est mis à battre plus vite, peut-être que je me sentais coupable de quelque chose, je ressentais même un peu de colère d’avoir été pris au piège. La femme âgée est partie, j’ai vu qu’elle fourrait quelque chose dans son sac, je n’ai pas eu le temps d’en être sûr, parce que mon attention était concentrée sur la jeune fille, mais j’ai pensé par la suite qu’elle avait reçu des billets, que c’était cet argent qu’elle avait caché dans son sac. Le pilote a éteint sa cigarette, il est allé jusqu’à la jeune fille qui attendait au bout de la maison. Arrivé à elle, il l’a embrassée, il était grand et fort, elle semblait une brindille sombre contre lui. Il l’a tenue un moment, j’ai vu qu’il avait le visage dans ses cheveux, il respirait son odeur, peut-être qu’il lui disait des mots doux. La fille avait beaucoup de cheveux très noirs, bouclés, qui couvraient ses épaules et sa figure, et le pilote passait les mains dans ses cheveux, il les emmêlait avec ses doigts, et il caressait aussi sa nuque et ses épaules, avec des mouvements circulaires des doigts. Ensuite ils se sont séparés, et ils ont marché ensemble, lui devant, elle qui le suivait, ils sont entrés dans la maison. Avant d’entrer, l’homme a ôté sa veste de pilote, il est apparu en chemise bleu ciel à manches courtes, et en cravate noire. La jeune fille à ce moment s’est retournée vers ma fenêtre, pour me dire qu’elle m’avait vu, qu’elle savait que j’étais toujours là. La lumière du soleil venait de la droite, je n’ai pas pu distinguer son expression, de plus ses mèches noires s’agitaient dans le vent et cachaient une partie de son visage. Pourtant je suis sûr qu’elle a souri, même si je ne peux pas dire que j’ai vu son sourire. C’est une impression que j’ai eue, juste un quart de seconde, un rayon qui éclate et disparaît. Un sourire moqueur, peut-être, ou bien provocateur, je ne sais pas, quelque chose d’aigu et de cruel, de triste aussi, de mortel.