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À n’importe quelle heure du jour ou de la nuit, avait dit l’homme.

C’était quelqu’un de bon.

Galya aperçut une voiture arrêtée sous un lampadaire au bout de la rue, la roue avant engagée sur le trottoir, les vitres embuées. Plus loin, un portail était ouvert.

Bouge-toi, se dit Galya. Si elle restait immobile, le froid la gagnerait tout entière. Elle s’élança vers le portail. Ses plantes de pied lui faisaient mal à chaque pas. Dans quel état allait-elle les découvrir ? Tu t’occuperas de ça plus tard, pensa-t-elle. Mets-toi à l’abri, trouve de l’aide.

Il y avait un bar dans la rue, une vieille bâtisse solitaire qui défiait les constructions modernes tout autour. Un panneau publicitaire vantant la Guinness était accroché au-dessus de la porte. Aucun bruit à l’intérieur.

En s’approchant de la voiture, elle vit que le pare-chocs avant avait heurté un boîtier électrique à la base du lampadaire. L’une des portières arrière semblait mal refermée. Peut-être pouvait-elle se glisser à l’intérieur, échapper au froid pendant un petit moment.

C’était une vieille guimbarde cabossée. Le genre de voitures qu’elle voyait dans son village, inlassablement réparées, trimballant la rouille et l’espoir. La condensation obscurcissait l’habitacle. Galya posa la main sur la poignée. Elle avala sa salive en s’armant de courage, ouvrit la portière, et recula d’un pas.

Un homme ronflait sur la banquette arrière, couché en position fœtale, serrant une bouteille contre sa poitrine. Dérangé par l’afflux d’air froid, il grogna et remonta jusqu’à son menton le manteau qui le recouvrait. Galya sentit l’odeur fétide de l’alcool portée par son haleine chaude.

Il prévoyait sans doute de rentrer chez lui en quittant le bar, mais n’était pas allé bien loin. Terrassé par l’ivresse, il s’était allongé à l’arrière pour cuver, se logeant aisément sur la banquette grâce à sa petite taille.

Ses pieds aussi étaient petits.

Galya examina ses chaussures de sport. De qualité médiocre, même aux yeux d’une fille venue d’Ukraine. Mais c’était mieux que des pieds nus à vif sur le sol gelé. Elle prit une grande inspiration, retint son souffle, et attrapa un lacet entre le pouce et l’index. Le nœud se défit dès qu’elle tira. Elle ôta la chaussure en dégageant le talon.

L’homme aspira une goulée d’air et souffla. « Oui, oui, je me lève », marmonna-t-il d’une voix abrutie par l’alcool et le sommeil.

Galya se figea.

Il n’ouvrit pas les yeux. Bientôt, il ronflait de nouveau.

Galya respira. Elle dénoua l’autre lacet et prit la seconde chaussure.

Les paupières de l’homme se soulevèrent sur un regard vide. « C’est bon, j’arrive. T’énerve pas. »

Il replongea dans le sommeil.

Sans prêter attention aux relents qui montaient des chaussettes, Galya enfila les tennis. Elles étaient d’au moins deux tailles trop grandes, mais tant pis, elle s’en accommoderait. Elle agita les orteils dans la chaleur imprégnée de transpiration.

Un reflet brillant attira son attention. Là, sur le plancher, un téléphone portable et quelques pièces de monnaie. Elle se pencha par-dessus l’ivrogne, captant son odeur âcre qui lui emplissait le nez et la bouche. Les pièces tintèrent quand elle les ramassa en même temps que le portable, et les paupières de l’homme battirent à nouveau. Cette fois, il la regardait droit dans les yeux.

« C’est pas encore l’heure, hein ? dit-il.

— Non, répondit Galya en anglais. Pas encore. Rendormez-vous. »

9

Herkus s’était rendu dans une demi-douzaine de bars fréquentés par Tomas. On ne l’avait vu nulle part, pas plus que Darius, et il crut tous ceux qui lui firent cette réponse. Les gens mentaient rarement à Herkus, même s’ils ignoraient pour qui il travaillait. Il avait un de ces visages qui incitaient à dire la vérité. Seuls les plus courageux, ou les plus stupides, pouvaient envisager de le mener en bateau. Il y avait bien quelques braves au comptoir des bars qu’il écumait depuis deux heures, les autres se rangeant pour la plupart dans la deuxième catégorie, mais leur sincérité ne faisait aucun doute : la masse sombre de Tomas ne s’était pas encadrée dans la porte ce soir-là.

Le cœur lourd, Herkus roulait vers le dernier bar figurant sur sa liste. L’endroit serait fermé à cette heure tardive, mais si Tomas et Darius étaient d’humeur à boire, personne ne se serait risqué à refuser de les servir.

Il gara la Mercedes dans Holywood High Street, juste en face du Black Stove Bar & Grill. À première vue, le Black Stove ressemblait à un établissement haut de gamme tel qu’on en trouve dans les quartiers aisés de Belfast. Bien des clients l’auraient ainsi qualifié, ignorant que son propriétaire n’était pas quelqu’un de respectable. Non que ce fût un criminel, du moins pas dans le sens où Herkus l’entendait. Clifford Collins n’était pas un mauvais bougre, à proprement parler. Il avait simplement des goûts que seules certaines femmes exerçant une profession particulière pouvaient satisfaire. Aussi Clifford Collins accueillait-il de temps à autre Tomas aux frais de la maison. Aurait-il seulement suggéré que les boissons ou les plats apportés sur la table de Tomas et de ses amis pouvaient à l’occasion être payés, il se serait vu rappeler sans ambiguïté que Tomas réglait sa note d’une autre manière, en ne téléphonant pas à la femme de Clifford pour lui raconter en détail les passe-temps exotiques de son époux.

Herkus traversa la rue. Le lourd battant extérieur était ouvert. Il essaya la deuxième porte, qui comportait un panneau vitré, mais celle-ci était verrouillée. Une faible lueur brillait à l’intérieur, éclairant des formes vagues parmi lesquelles il tenta de repérer quelque chose qui s’apparenterait à un être humain. Il ne vit que des variations de lumière et d’ombre. Les yeux collés à la vitre, il frappa quelques coups avec ses grosses articulations.

L’une des formes se déplaça.

« Je te vois, dit-il en anglais. Ouvre la porte. »

Il frappa encore, plus fort.

« Une minute », lança une voix. Herkus reconnut le timbre aigu et geignard de Clifford Collins.

« Ouvre », répéta-t-il.

Une ombre s’approcha de l’autre côté. Des verrous furent tirés, une chaîne ôtée. La porte s’ouvrit de quelques centimètres, et le visage de Clifford apparut.

« Tomas est là ? demanda Herkus.

— Non, répondit Clifford. Je ne l’ai pas vu depuis le week-end dernier. »

La voix du petit homme tremblait, mais ses yeux disaient qu’il ne mentait pas. Et qu’il était soulagé.

Pourquoi serait-il soulagé ? Peut-être Herkus n’avait-il pas posé la bonne question.

« Darius est là », dit Herkus, et cette fois ce n’était pas une interrogation. Il énonçait un fait, tout simplement.

Clifford secoua la tête, bouche ouverte, cherchant la réponse correcte. Il finit par lâcher : « Non. » Un mensonge, de toute évidence.

Herkus n’hésita pas. Il fit un pas en arrière, et, usant de tout son poids, envoya un coup de pied dans le bois. Clifford poussa un cri et recula. La chaîne tint bon. Herkus frappa à nouveau, puis encore une fois. La porte s’ouvrit vers l’intérieur.

« Bouge pas », ordonna Herkus à Clifford en entrant.

Clifford alla s’asseoir à une table.

Au fond du bar, réfugiés dans un box : Darius et l’un de ces deux crétins de frères irlandais qui faisaient travailler des putes dans un appartement à Bangor. Si la mémoire d’Herkus était bonne, celui-là s’appelait Sam.