Il avait à peine remarqué Noël l’année précédente. Après la mort de sa mère, Ellen était restée muette pendant deux mois, hormis quand elle faisait des cauchemars. L’ombre d’une enfant. Lennon avait passé des heures assis à côté d’elle, essayant de l’amener à parler mais ne se heurtant qu’à un silence poli.
Elle le prenait par la main de temps en temps. Rarement, au début, puis avec une fréquence accrue. Mais il avait souvent l’impression que ce geste visait à le rassurer, lui, plutôt qu’il n’exprimait un sentiment authentique de la part de la fillette.
Durant les semaines qui suivirent la mort de Marie, Lennon n’avait pas pu se regarder en face. Il devait fournir un effort presque physique pour repousser la question obsédante qui lui occupait l’esprit : que se serait-il passé s’il n’avait pas laissé Marie et Ellen seules dans cet appartement à Carrickfergus ?
Lennon rencontra plusieurs fois le psychologue de la police, avec qui il envisagea les différentes réponses possibles. Aucune ne lui vint en aide. S’il avait été présent au moment de l’enlèvement de la mère et de la fille, aurait-il pu les défendre ? Peut-être. Ou bien il serait mort aussi, et elles auraient été emmenées de toute façon. Il y avait aussi la question de la trahison de l’inspecteur chef Gordon, assassiné moins de deux heures après avoir convoqué Lennon, l’obligeant ainsi à relâcher sa surveillance. Gordon était-il impliqué ? Avait-il tendu un piège à Lennon, avant d’être trahi à son tour ? Dans ce cas, et si Lennon n’avait pas laissé Marie et Ellen seules, le tueur serait-il allé les chercher à l’appartement, ou aurait-il attendu un moment plus propice pour profiter de leur vulnérabilité ?
Vouloir répondre à ces questions, c’était comme tenter d’attraper la pluie avec la main ; pour chaque goutte reçue dans la paume, mille autres s’écrasaient au sol. La tentative apparut bientôt vaine. Lennon ne pouvait pas changer ce qui s’était passé. En revanche, il allait tout faire pour qu’Ellen vive le mieux possible à partir de maintenant.
C’était supportable, au début. Le silence de la fillette le soulageait, d’une certaine manière, même si Lennon se savait lâche d’éprouver pareil sentiment. Puis vint la colère. Des éclairs aveuglants, comme la foudre dans un ciel bleu. La moindre contrariété pouvait déclencher une explosion. Si Ellen jouait avec une poupée, et que la poupée ne tenait pas assise comme elle le voulait, elle se mettait à hurler, se roulant par terre et se débattant en tous sens, mordant si on essayait de la contenir. Dans sa fureur, elle cassait parfois des objets ; que ceux-ci lui appartiennent à elle ou à son père, peu importait. Chaque flambée retombait aussi vite qu’elle avait démarré, et la fillette continuait comme si de rien n’était.
C’est à peu près à cette époque que Bernie McKenna, la tante de Marie, avait commencé à appeler. C’était une vieille fille au cœur sec, qui n’aurait pas esquissé un sourire même si Dieu en personne était descendu sur terre pour lui raconter une bonne blague. Sur sa requête, Lennon accepta de la laisser voir Ellen, pensant que des contacts avec sa famille élargie aideraient l’enfant à accepter sa nouvelle situation. Pas un moment, il n’imagina que Bernie en viendrait à suggérer, avec une innocence savamment travaillée, que la petite serait peut-être plus heureuse si elle vivait avec ses proches du côté maternel. Un célibataire comme lui, comment l’aurait-il élevée seul ? On ne le jugerait pas mal, loin de là, s’il se séparait d’Ellen, un homme est un homme, et vu son travail aux horaires irréguliers, comment assurerait-il à Ellen un tant soit peu de stabilité ?
Lennon ne l’admettrait jamais tant qu’il vivrait, mais une petite part de lui avait peur et se demandait s’il ne fallait pas donner raison à Bernie McKenna. Après tout, il avait abandonné Ellen quand elle était encore dans le ventre de sa mère, et il n’avait eu aucun contact avec elle durant les six premières années de sa vie. Alors seulement, il s’était rappelé qu’elle était son unique famille. Du moins, la seule à reconnaître encore son existence depuis que sa propre mère et ses sœurs l’avaient renié suite à son engagement dans la police.
Non, il ne lâcherait pas sa fille. Était-ce égoïste de sa part ? Peut-être. Probablement. Mais telle était la promesse qu’il s’était faite à lui-même en la sauvant de cette maison en feu, la maison où sa mère était morte, et c’était une promesse qu’il allait honorer.
Lennon frissonna en regardant le photographe et le technicien de la police scientifique unir leurs efforts pour monter la tente, du PVC blanc sur une structure en aluminium. L’opération leur prit à peine une minute, et moins de temps encore pour l’arrimer au sol.
Lennon s’approcha de la porte ouverte et pénétra dans l’abri translucide où filtrait la lumière de la rue. Debout à côté du cadavre, il se fit l’effet de quelqu’un qui pleurait un défunt à d’étranges funérailles.
Il se demanda qui pleurerait Tomas Strazdas.
11
« Je m’appelle Galya Petrova, dit-elle. S’il vous plaît, aidez-moi.
— Où êtes-vous ? demanda l’homme.
— Je ne sais pas. Sous un pont. Près de l’eau.
— Regardez autour de vous, dit-il.
— Je vois un grand bâtiment… En verre, avec du métal rouge. J’entends des voitures sur le pont. Il y a des grues et des clôtures partout.
— Je comprends, dit-il. C’est l’immeuble du Royal Mail. Ne bougez pas. Restez sous le pont. Ne vous montrez pas. Je vous trouverai. »
Les larmes affluèrent dans la gorge de Galya. « Merci », dit-elle, avant de raccrocher. Elle recula plus profondément dans l’ombre, serrant le téléphone contre sa poitrine comme un nouveau-né.
L’après-midi même — non, c’était déjà hier —, Rasa était entrée dans la chambre où on la tenait enfermée depuis presque une semaine. Elle avait annoncé à Galya qu’elle commencerait à travailler aujourd’hui.
Galya savait de quel genre de travail il s’agissait.
Rasa avait posé sur le lit des sous-vêtements minuscules, transparents, et une paire de chaussures par terre. Des chaussures avec des semelles compensées et des talons si hauts que Galya n’aurait jamais pu marcher en les portant.
« Déshabille-toi, ordonna Rasa qui parlait un russe emprunté. Enfile ça.
— Non », dit Galya.
Rasa sourit. Le sourire fatigué, mais patient, d’un parent avec un enfant à l’esprit lent. Galya lui donnait vingt ans de plus qu’elle, peut-être davantage, à voir son visage ridé par les années et le tabac. Rasa s’habillait comme une femme d’affaires qui cherche à séduire des hommes plus jeunes. « Ne sois pas stupide, dit-elle. Il faut que tu sois jolie pour ton client, pas vrai ? »
Galya recula vers le mur. « Mon client ?
— Le monsieur qui vient te voir. Il arrive bientôt.
— Qui est-ce ? demanda Galya.
— Personne, dit Rasa. Juste un gentil monsieur.
— Qu’est-ce qu’il veut ? »
Rasa rit et s’assit au pied du lit. « Ça, c’est toi qui le découvriras. Et tout ce qu’il veut, tu le feras.
— Mais je ne…
— Tout ce qu’il veut, répéta Rasa, la voix dure comme des os pointant sous la peau. Viens. Assieds-toi à côté de moi. »